L’Europe du dialogue. Globalisation ou mémoire partagée ?

 Réunion des Pen-clubs européens, Sinaia 28 juillet 2001

 


Cliché MTP.

Ayant accepté cette invitation à me trouver parmi vous, je dirais d’abord par curiosité et par amitié pour la personne qui est l’âme de cette réunion, Ana Blandiana, je me suis trouvé devant le fait de devoir choisir entre les deux questions posées et, compte tenu de mon envie de répondre aux deux, d’avoir de grandes difficultés à choisir. 

D’un côté, la globalisation de la littérature ? Possible, souhaitable, inévitable ? Et de l’autre l’intégration culturelle de l’Europe centrale et orientale. Avec en sous-entendu – est-elle ou peut-elle être une composante significative de l’intégration européenne de manière plus large ? Et avec pour corollaire non moins négligeable, la manière dont peut se faire l’intégration des pays d’Europe centrale et orientale entre eux.



Ana Blandiana


Je ne suis pas un écrivain. Et je suis pratiquement le seul parmi vous dans ce cas. Par conséquent, je ne me sens pas réellement habilité à vous proposer un point de vue vécu de l’intérieur de la création littéraire, du monde de la littérature ou encore même du monde de l’édition et de la circulation des textes et des idées. 

Par contre, mon point de vue peut être celui d’un militant et d’un pratiquant de l’intégration européenne, d’une intégration par la coopération culturelle, dans le cadre d’une réflexion autour de grands thèmes historiques, religieux, philosophiques, scientifiques ou techniques qui constituent le cadre de travail des itinéraires culturels du Conseil de l’Europe. Une coopération qui devrait permettre de « faire » l’Europe en travaillant entre Européens de toutes cultures et de toutes origines, tout en essayant de comprendre ce qu’a été l’Europe et comment ce regard critique dirigé vers le passé peut  devenir une pratique  actuelle facilitant l’intégration de l’Europe. Non pas seulement parce que ce serait « nécessaire », autrement dit, dans les discours les plus officiels  « économiquement nécessaire », mais au contraire en toute conscience. 

Je ne néglige pas non plus les aspects géopolitiques importants dans certains territoires « fragiles » de l’Europe ainsi que l’importance de la culture pour renforcer la sécurité démocratique.

Je voudrais essayer par conséquent d’apporter quelques impressions et de faire quelques remarques en insistant sur le fait que je le fais en toute modestie par rapport au monde de la création que vous représentez, et en me soumettant à votre critique.

Au fond j’ai envie de dire pour commencer que si j’ai eu du mal à choisir, c’est que les deux questions posées me paraissent tout à fait complémentaires. Qui plus est, je dirais que leur complémentarité tient aux fait que l’intégration européenne peut constituer une chance de donner un vrai contenu à la globalisation ou pour mieux dire, qu’elle doit constituer un rééquilibrage des forces qui s’opposent dans la domination des méthodes et des outils qui conduisent à la globalisation.

Avant de tenter d’analyser l’articulation entre les deux questions posées, je voudrais d’abord vous proposer un ensemble de paradoxes qui permettront sans doute de mieux comprendre comment nous nous regardons les uns et les autres, depuis l’Est et depuis l’Occident. 



Cliché MTP.

Première série de paradoxes qui reflètent des préoccupations dont je reçois les termes contradictoires de la part de pratiquement tous les partenaires avec lesquels je travaille en Europe centrale et orientale depuis bientôt dix ans, qu’ils soient chercheurs ou créateurs, mais aussi représentants de collectivités territoriales, opérateurs publics ou privés, engagés dans des processus de coopération :

 

1)     L’enfermement dans des murs plus ou moins épais s’est certes accompagné de persécutions très dures de la part des tenants du totalitarisme communiste visant l’établissement d’un système universel, (je simplifie beaucoup) au profit d’une seule classe sociale et la disparition de l’expression individuelle poétique et littéraire au profit d’une écriture instrumentalisée au service du prolétariat. Mais de ce fait, les identités de l’Est et du Centre de l’Europe (c’est vrai en particulier pour certaines formes de patrimoines « archaïques ») ont été « préservées » ou mieux encore « protégées » en raison de leur long isolement du reste du reste du monde où commençait déjà à triompher une logique marchande. De plus, un esprit de résistance où la protection de l’individualité poétique était la seule sauvegarde contre une autre forme de globalisation plus ancienne que celle que nous connaissons maintenant a certainement donné plus de prix à la création culturelle qu’elle n’en a gardé pendant ce temps à l’Ouest. Cet esprit de résistance a également permis que des contacts soient conservés entre professionnels de part et d’autre des frontières et leur a donné tout leur prix.

2)     La disparition tant espérée des murs, des rideaux, des frontières qui empêchaient la circulation matérielle des hommes - totale ou partielle - de même que la restauration d’une communication globale qui devrait permettre de tout savoir sur tout à tout moment a certes permis de rétablir des contacts entre ces pays et de permettre une véritable communication, mais les créateurs se sont de fait retrouvés prisonniers de systèmes de diffusion issus d’une autre logique (profits, rentabilité, audience…) qui menacent la singularité, l’expérimentation, l’identité au profit d’une sorte de standard de consommation. Faute de participer au contrôle des canaux de diffusion, les pays les plus pauvres se trouvent de nouveau marginalisés et colonisés.

 

A quoi s’ajoutent en effet, deux autres remarques dont les tensions contradictoires tiennent plutôt cette fois à la seconde question posée, celle de l’importance de l’intégration européenne.

 

1)     L’intégration culturelle de l’Est et du Centre avec l’Ouest de l’Europe semble pouvoir constituer une sorte de garde-fous contre une globalisation dont le modèle est centralisé et Nord Américain. Un modèle où l’économie et l’information sont commandés par un petit nombre d’individus et où les modes, les styles tendent à s’unifier dans un environnement social et culturel qui s’appuie chaque jour un peu plus sur le virtuel global plutôt que sur le réel local. On parle alors « d’exception culturelle » contre la mondialisation commerciale des produits de la culture, dont le livre et la littérature font partie. Autrement dit, l’intégration culturelle de la Grande Europe dans un ensemble plus vaste – le globe – pris comme planète, constituerait une chance de proposer en alternative un modèle plus ancien, la culture européenne, qui a constitué le premier modèle des valeurs universelles, parmi lesquelles celles des Droits de l’Homme dont le Conseil de l’Europe se veut le garant.

 

2)     L’intégration culturelle des pays de l’Est et du Centre de l’Europe entre eux fait réapparaître à ceux de l’Ouest une vérité ou tout au moins une évidence. Il ne s’agissait pas d’un seul monde, mais au contraire d’une mosaïque culturelle riche et complexe, stratigraphiée et tissée de contradictions qui constituent certes une richesse, mais aussi une source de conflits. Ou pour mieux dire, l’Ouest a tendance, devant cette complexité, à démissionner devant la difficulté de cette intégration à composantes multiples et de parler pour s’en sortir, sans rien faire, de balkanisation encombrante.

 


Sinaia. Cliché MTP.


Face à ce constat de perplexité et de contradictions je veux par contre d’abord me souvenir qu’un ancien Ministre de la Culture, puis Ministre des Affaires étrangères roumain, Andrei Plesu soulignait,  lors de l’inauguration d’une Campagne du Conseil de l’Europe intitulée « L’Europe, un patrimoine commun », l’urgence et l’importance de cette ré appropriation : 

« Pendant longtemps on a interdit à l’Est européen de s’adresser à l’Ouest. Maintenant nous pouvons vous dire, enfin, que vous rencontrer apporte joie et espérance. Donnez-nous une chance pour l’avenir, et nous allons, à notre tour, vous donner une partie de votre propre passé. Nous sommes une partie de votre patrimoine. Récupérez-nous. »

 

Par rapport à cette question d’une Europe faisant retour comme contrepoids à la globalisation, j’aurais également voulu me permettre de citer un philosophe français, qui est aussi un praticien du théâtre et de la littérature. Denis Guénoun, dans son ouvrage, « Hypothèses pour l’Europe » me semble proposer un certain nombre d’analyses qui peuvent éclairer notre réflexion. 

J’en cite deux extraits : 

« L’impulsion initiale fut un étonnement : si l’on cherche ce qui singularise la culture de l’Europe, ce qui lui appartient en propre et pourrait constituer son patrimoine ou le socle de son identité, on débusque un fonds certes très précieux, et dont la constitution a demandé infiniment de patience et d’énergie, mais tout de même bien difficile à posséder pour soi : une certaine idée de l’humain dans sa généralité, une vision du tout de l’être, un souci du plus large et du plus commun – bref, un goût de l’universel. La chose est étrange : parce qu’elle indique qu’à la fin l’Europe n’aurait produit à son usage que ce milieu où elle se dissout, que sa singularité consisterait à se nier comme singulière, à n’affirmer ou ne faire éclore que ce qu’elle partage avec tous les autres. L’Europe n’aurait travaillé, depuis son matin, qu’à cet excès qui la résorbe. Mieux : s’il est un mérite intime de la culture européenne, ce serait précisément d’avoir été le lieu, et de l’être peut-être encore, où s’est construit le rêve déraisonnable d’une humanité ouverte à tous, et d’un être radicalement commun. »

Et encore, pour terminer, cette remarque par contre plus pessimiste : 

« Deux Europes se font face  alors, doublement impossibles : une Europe qui n’est que la mondialisation elle-même, et qui ne veut l’Europe que comme sa propre abolition ; et une Europe qui se retourne sur soi comme continentalité identitaire, nationaliste, et doit pour ce faire nier tout ce que l’Europe a fait, pensé et produit depuis son enlèvement inaugural. En ce point, il n’y a plus grand chose à faire de l’Europe : si l’on choisit la vocation universelle, c’est du monde qu’il s’agit. Et pour la ré appropriation nationale, l’Europe convient très peu. »

 

Au-delà de ces remarques, dont certaines sont certes décourageantes, je voudrais simplement souligner certaines des utopies réalistes du programme sur lequel je travaille, les Itinéraires culturels puis faire appel à la manière dont un écrivain européen Juan Goytisolo parle de son identité d’Européen et terminer par une réflexion née d’une récente rencontre à Sighet au "Mémorial des victimes du communisme", également à l'invitation d'Ana Blandiana.

 


Cliché MTP.


La coopération contre la globalisation : pour une relecture de l’Europe.

 

Il n’est pas dans le propos de cette réunion de présenter tous les aspects de la coopération culturelle engagée dans le cadre des Itinéraires culturels. Je voudrais signaler simplement aujourd’hui que l’effet le plus important de ce programme est de travailler sur une partie des contradictions que je viens d’évoquer. Il est par contre toujours utile de redire qu’un itinéraire culturel, au sens du Conseil de l’Europe, n’est pas seulement un parcours physique, même s’il prend pour terrains d’exercices des lieux précis ou s’il peut parfois suivre de très près les chemins empruntés par les Européens dans leurs pèlerinages, leurs échanges commerciaux ou leurs voies de découverte. 

Un Itinéraire culturel se caractérise d’abord par un grand thème européen capable de mettre en valeur des questions fondamentales : identité, inter culturalité, mémoire, thème à partir duquel sont déclinées et montées un ensemble d’actions par un ou plusieurs réseaux de partenaires qui en sont responsables.

Il ne faut pas non plus oublier une donnée importante : le programme des Itinéraires culturels du Conseil de l’Europe a été voulu par cette institution comme une « utopie réaliste ». Elle s’est affirmée comme telle, puisque la demande politique le concernant s’est située dès sa naissance à la croisée de trois démarches en apparence contradictoires.

 

-        Tout d’abord une démarche éthique et politique qui concerne le patrimoine et la culture. Une démarche fondée sur la défense et la diffusion des valeurs européennes fondamentales, voire de valeurs universelles fortes. Une démarche qui concerne  également le respect des chartes et des recommandations qui prennent force de loi dans les pays qui les ratifient. C’est cette démarche que le programme devait rendre visible et même « touchable » au plus près des lieux de vie des Européens, pour les habitants, comme pour les visiteurs. De plus il s’agissait de prendre en compte le fait que deux morceaux d’Europe doivent trouver dans ce projet les moyens, non seulement d’apprendre à retravailler ensemble, mais mieux encore à confronter et à comprendre leurs différences, voire à analyser pourquoi et sur quelles bases, ces deux blocs s’étaient opposés durant de si longues années.

 

-        Mais il s’agit aussi bien entendu également d’une démarche scientifique fondée sur la recherche de l’authenticité et sur la confrontation la plus large des points de vue culturels multiples et des identités complémentaires.

 

-        C’est enfin une démarche de développement qui doit tenir compte des réalités locales, des besoins économiques et de situations culturelles et humaines très spécifiques pour que les projets culturels et patrimoniaux non seulement s’incarnent, mais qu’ils puissent aussi servir de moteur au développement durable.

 

Si on tente donc de résumer les caractéristiques de cette utopie, il s’agit d’aboutir à des « produits » culturels et touristiques ancrés dans des territoires précis, accessibles par le plus grand nombre et dont les discours d’interprétation et de médiation doivent contribuer à un meilleur dialogue et à une meilleure compréhension mutuelle des Européens, tout en rassemblant leurs mémoires éparses. 

Je ne prendrai qu’un seul exemple qui a touché sinon la littérature, du moins l’écriture, en mettant en évidence que sa naissance n’était pas programmée dès l’origine, mais qu’elle est due à certains des acteurs qui s’y sont engagés.

 



Les jardins et le Pont de l’Europe

 

En 1993, le thème des Parcs et Jardins a été élu à titre d’exercice méthodologique. Par conséquent, il s’est agi de réunir des experts de toutes les disciplines liées au sujet et qui nous indiquent à la fois qu’elles étaient les valeurs européennes d’un tel sujet, mais qui sachent également faire la part des priorités d’actions. Parmi celles-ci l’idée de pluridisciplinarité était une sorte d’évidence : le jardin est par essence un lieu de rencontre entre les cultures scientifique, technique et artistique. Il permet donc de réapproprier des connaissances éparses, d’en faire la synthèse et de constituer des groupes de travail extrêmement riches. Dans le domaine pédagogique, il permet également de faire appel aux qualités diverses d’élèves dont les capacités ne sont pas seulement intellectuelles. Mais les dimensions de citoyenneté et d’identité semblaient non moins évidentes. 

Un jardin est par nature un site dont la responsabilité se transmet de génération en génération, mais aussi un site sur lequel le travail effectué dans l’instant présent ne trouvera une partie de ses résultats que plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines d’années plus tard. Il assure donc un lien, une continuité et même une coopération entre les générations. De plus, par le travail très concret qu’il implique, il peut permettre un travail de réinsertion sociale par une prise en compte concrète et immédiate du résultat social du travail. Un jardin est toujours ancré dans un territoire, mais il est en même temps un lieu de mélange, de greffe et d’hybridation tant des cultures savantes que des pratiques horticoles. Un jardin, ne serait-ce que par la variété des origines des plantes qui s’y trouvent, constitue une ouverture sur le monde. Dans nos sociétés multiculturelles, il permet à chacun de retrouver des éléments de sa propre culture et de comprendre, intellectuellement et pratiquement, comment les cultures interfèrent entre elles et se combinent.

 

Enfin, et pour en revenir à des questions que nous partageons ensemble aujourd’hui, le fait qu’un jardin puisse inclure des végétaux et des animaux et qu’il les mette en scène, il constitue  – c’est une autre évidence –  une mise en scène « littéraire » de la nature. Mais les termes de cette mise en scène ont beaucoup évolués au cours des âges. On peut même dire que le plus grand procès qui s’est joué au cours de l’histoire des jardins, est celui de la part de « domestication » que l’homme a osé exercer sur la nature, de la manière dont il a manié et dosé le naturel, dont il a accepté la vie des végétaux, dont il a introduit l’artifice et l’artificiel : jardins paysagers anglais, sans limite et sans clôture, jardins d’automates, de machineries, de jeux d’eau de la Renaissance, du Baroque…et du Classicisme, jardins naturels de William Robinson, jardins en mouvement de Gilles Clément…Quel meilleur sujet pour les nouveaux adeptes de la société informatique que de se confronter à un domaine où s’est déjà joué depuis longtemps une partie dont ils sont devenus familiers : le conflit du réel et du virtuel ?  

On dira enfin, à la suite de Gilles Clément que la pratique du jardinage - comme donnée quotidienne et intime – et que la lecture du paysage sont certainement deux démarches qui entraînent une prise de conscience planétaire, une prise de conscience de la diversité biologique et une prise de conscience de la durabilité, selon des voies directes et intimes. La récente exposition de ce créateur de jardins, intitulée « Le jardin planétaire » nous demandait  clairement : 

« Existe-t-il, à l’échelle planétaire, des actions comparables à celles qu’engage le jardinier dans son jardin ? Peut-on déplacer le vocabulaire du jardin, ordinairement associé aux espaces réduits et clos, vers un espace apparemment immense et ouvert ? » 

Par conséquent, quel meilleur sujet que le jardin pour tenter de comprendre le rapport du local et du global ?

C’est sans doute pourquoi un élu de la ville de Strasbourg, Michel Krieger, est venu nous proposer à la fin de 1994 l’idée de créer un jardin de réconciliation, un jardin de frontière : « le jardin des deux rives », nouvelle création paysagère sur les deux rives du Rhin, en France et en Allemagne. Un jardin qui propose aux deux régions voisines, aux deux pays longtemps ennemis, mais plus largement encore, aux fragments d’Europe séparés depuis les lendemains de la dernière Guerre mondiale de discuter sur « les bancs publics de l’Europe ». Un symbole de « réduction » de toutes les fractures qui nous ont été imposées.

 

En attendant que ce jardin se mette en place, une première action a consisté à utiliser le pont qui relie les deux rives, le « Pont de l’Europe », réinvesti régulièrement par tous les manifestants qui souhaitent y exprimer leurs doutes ou leurs désirs d’Europe, pour signifier la richesse de la recherche de l’autre, la richesse des langues et des cultures partagées. Quarante textes d’écrivains, de philosophes, de plasticiens, de musiciens venus de quarante pays européens ont ainsi pris leur place définitive de part et d’autre du pont, pour « Ecrire les frontières » et parler de l’expérience de la séparation douloureuse. 

Je suis heureux de saluer ici un des participants qui a accepté de participer à cette aventure, Vitalie Ciobanu.

 

 


Vitalie Ciobanu, interrogatif parmi les participants à la réunion. Cliché MTP.



L’importance de l’apport du « plus » et du « moins ».

 

Je me base là sur un texte court écrit par l’écrivain espagnol Juan Goytisolo en 1985 à l’occasion de la remise du prix Europalia qui lui avait été décerné. Après avoir remarqué combien son identité européenne était paradoxale, tant il se sent imprégné d’Afrique, il évoque lui aussi la question de l’universel. 

Je cite : « Les sentiments de sympathie et d’immédiateté qui me poussèrent à découvrir les régions du sud de l’Espagne qualifiées avec mépris d’africaines, pour m’intéresser ensuite au monde arabe dans sa diversité ont été le fait d’un Espagnol « ranimé » par son long séjour de l’autre côté des Pyrénées : d’un Espagnol qui, sans cesser de l’être, avait contracté la curiosité européenne. » 

Et de conclure sur une notion qui me semble posséder une utilité dans notre recherche de l’Europe contre les excès ou les menaces de la globalité. 

« L’Europe à laquelle j’appartiens et dont je me sens l’héritier n’a pas oublié les paroles du poète : conscient de la généralisation de ses techniques, de sa civilisation, de ses modèles de comportements, tout Européen attentif à la palpitation de l’universel sait qu’un non-Européen intégré à l’Europe, de gré ou de force, devient lui-même européen, mais, comme l’a très justement observé le Marocain Abdallah Laaroui, avec quelque chose en plus, dans la mesure où il possède une dimension culturelle autre. 

L’Européen en moins va alors compenser son inévitable carence par l’intérêt indigné et la solidarité qu’il manifeste à l’égard des drames qui ravagent le monde par-delà les frontières de son continent étriqué…C’est à cette Europe de l’œcuménisme et de la modernité que j’adhère, en espérant que le nombre modeste mais significatif des en moins voudra bien accueillir en ma personne un Européen en plus. »

 


Mémorial de Sighet. Cliché MTP.


Travailler sur la mémoire. Troisième remarque en forme de petit récit.


Dans la rue, deux petits garçons de cinq ou six ans jouent avec des pistolets en plastique. Il fait très chaud, orageux. C’est le début de l’après-midi. Il y a là une odeur de far-west. Et pourtant, celui qui vient comme moi de la proximité de l’océan et d’un pays privilégié, devrait plutôt parler de far-east. Les enfants jouent à tirer sur les rares voitures qui passent en soulevant la poussière de cette rue pavillonnaire. Alignement un peu hétéroclite de demeures encastrées dans une banlieue qui ne fait que jouer à la banlieue tant on est proche du centre ville.

A quelques dizaines de mètres, un bâtiment imposant, fermé comme un coffre-fort peint en jaune donne l’impression d’enclore  l’espace et de détenir un secret, sinon un trésor.

Ces enfants qui jouent à la guerre et qui miment la violence en accompagnant leur tir de bruits saccadés, ressemblent à tous les enfants qui regardent la télévision et dont les mythes fondateurs sont devenus ceux de la « frontière » américaine et de ses avatars contemporains. Mais en même temps, ils ressemblent à tous ceux qui les ont précédés dans cette ville depuis des siècles, depuis son essor commercial qui en fait une grosse bourgade dans un environnement de prairies et de pâturages. Ils ont les mêmes jeux que tous ceux qui, à leur âge ont traversé cette rue à cheval, en carriole ou pour accompagner des troupeaux. 

Mais ils ne savent pas - le savent-ils au moins par intuition ? - qu’ils voisinent avec un espace réel de la pire violence et de la mort ? Un des espaces les plus sinistres imaginés par le pouvoir qui a structuré mentalement et physiquement la jeunesse de leurs parents, comme la vie entière de leurs grands-parents. Comme si cette vie qu’ils ignorent encore et dont ils seront aussi dépositaires, un jour, avait pendant de trop longues années, été faite seulement d’interdictions, de drames et de secrets.

La prison de Sighet, devenue mémorial restera certainement, grâce à Ana Blandiana qui a souhaité y inscrire un espace symbolique, le lieu de la lecture d’une fracture de l’un de ces coffres-forts qui transforment une nation en un réseau de bastions sous contrôle.

Nous avons vécu par procuration l’ouverture du mur et la déchirure d’un rideau opaque qui avait obscurci notre vision pendant cinquante années, au point de nous rendre aveugle aux quelques témoignages que nous pouvions lire ; et sourds aux plaintes qui nous parvenaient. Ouverture dont nous avons tous parlé comme dans un soulagement expiatoire. Dans l’émotion du moment. Images télévisées, cinématographiques, retransmises dans l’espace mondial des images. Et puis, plus rien…

Comme s’il s’agissait d’un geste inaugural et suffisant. Suffisant parce que si un processus était lancé, dans notre esprit rien ne devait pouvoir l’arrêter.

Est-on vraiment si aveugle sur  l’autosuffisance de la démocratie quand on prend la réalité du respect de l’autre comme un acquis ?

De la première déchirure des rideaux, au percement du « Mur », des coups de haches données dans les portes de prisons, dans les barbelés des camps, mais aussi dans les armoires des archives, le chemin est pourtant très long. Nous devons assumer collectivement ces effractions nécessaires. Nous devons tous ensemble ouvrir, encore ouvrir, lire et transmettre.

Il faudrait que l’on puisse faire comprendre – et pour faire comprendre que l’on puisse faire toucher du doigt – ce que signifient vraiment ces lieux de l’enfermement. Ils ont à la fois symbolisé tout ce qui est permis, sans freins aucun, lorsque l’on se place à l’abri des regards. Et ils ont tout autant donné cours à la puissance de ceux qui ont su faire de ce « secret magnifique » un argument de la terreur.

Qu’est-ce que cette prison de Sighet ?  On pourrait dire d’abord : un  si petit système. Il ne s’agit tout compte fait de trois étages de cellules, des dépendances, des salles de gardes, de tout ce qui fait l’économie d’une société retirée du monde – une sorte de « monastère de l’horreur ».

Mais lorsqu’on le regarde vraiment de très près, il apparaît comme un système « exemplaire ». Il démontre que le travail d’élimination qui a été entrepris ici n’est qu’une illustration d’un système plus vaste. Nœud d’un réseau de lieux qui partagent des fonctions complémentaires.

 


Palais du Peuple, Bucarest. Cliché MTP.


Pour revenir à l’idée de coffre-fort, ce système s’apparente beaucoup, tout respect dus à ceux qui en ont vécu la souffrance dans leur chair, à ce que l’on connaît aujourd’hui dans le monde de la finance et dans ce que l’on pense connaître du monde de l’information globalisée. Les décisions étaient centralisées dans ce cube géant – autre coffre-fort métaphorique - qui est tombé comme un objet étranger dans le corps millénaire de la ville de Bucarest. Je ne sais pas pourquoi en effet, le Palais du Peuple m’est apparu la première fois que je l’ai vu assez semblable au vaisseau spatial des « envahisseurs » qui couvre une ville d’un regard glauque qui s’infiltre partout. Mais pourtant, ces décisions centralisées peuvent être également relayées, amplifiées, diffusées par des relais qui dupliquent exactement « l’ordre nécessaire », pour répondre au mieux à l’urgence locale de réprimer la contestation. 

Fonctionnelles et fonctionnarisées. L’ordre totalitaire génère tout naturellement des fonctionnaires de l’horreur, eux-mêmes décentralisés et détachés de l’objet qu’ils traitent. Le pouvoir est alors partout, comme aujourd’hui l’information est partout. Même virtuellement. Simplement parce que l’ordre est immédiatement disponible à la porte des guichets de la répression, comme l’information est disponible dans les distributeurs télévisuels ou informatiques. Il se thésaurise, il se nourrit de sa propre substance. Il se répand comme un immense flot invisible, comme l’air que l’on respire.

La mutualisation de la peur, c’est aussi la globalisation de la peur. Chacun est comptable d’une partie du système. Tour à tour en effet, comptable de la peur et de l’espoir. Tour à tour, agent de transmission ce qui a été décidé et amplificateur de ce qui ne l’est pas encore. Par force ou par lassitude. Le rythme de ces va et vient des heures est directement réglé par les lieux du secret, comme si y battait le pouls permanent d’un mouvement inéluctable.

 

J’arrête là pour aujourd’hui ce texte et cette comparaison à laquelle je voudrais m’attacher plus longuement. Je voulais simplement dire que la globalisation libérale tant espérée par ceux à qui on avait retiré la part la plus importante de leur liberté – communiquer – présente probablement, même si elle fonde un « village global », autant de dangers que la globalisation totalitaire qui a isolé une part du monde pendant des dizaines d’années.

J’ai tenté au travers de ces quelques remarques et de ces quelques impressions de traduire à la fois mon réalisme un peu désespéré devant les globalisations passées des modèles totalitaires et les globalisations actuelles des modèles dits libéraux, mais aussi mon espoir indéracinable devant tout ce qui fait que ces individus en moins que nous sommes dans nos identités singulières, peuvent devenir des individus en plus pour ceux dont l’identité cherche à s’enrichir.

Contre les excès de la globalité, c’est la rencontre de ces plus et de ces moins qui devrait constituer une véritable antidote. 

Je voudrais tenter de nommer mon espoir, « la mémoire partagée ».

Je vous remercie de votre attention.

 

Michel Thomas-Penette

Juillet 2001

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Palimpseste

Revenir à 2003. Itinéraires culturels : une proposition alternative pour la diversification du tourisme. Rapport pour le Congrès des Pouvoirs locaux et Régionaux du Conseil de l'Europe (2)

Revenir à 2003. Itinéraires culturels : une proposition alternative pour la diversification du tourisme. Rapport pour le Congrès des Pouvoirs Locaux et Régionaux du Conseil de l'Europe (1)