Catherine Bertho-Lavenir. Ecrire pour le touriste. L'Europe, un patrimoine commun. 1999.

 


Venise. Place Saint Marc. Cliché MTP. 

 

Dans l’approche de la question « comment les éléments du patrimoine peuvent-ils faire sens dans la construction d’une identité commune », il convient de réintroduire un personnage, le touriste. 

Ce dernier est facilement oublié : son image n’est pas forcément positive. Riche, on l’accuse d’imposer avec arrogance ses devises et ses discours aux pays qu’il traverse; plus modeste, on l’accuse de faire masse, de se déplacer en hordes qui altèrent les monuments, gâchent les paysages et de se contenter de discours simplistes, voire réducteurs, sur les pays qu’il traverse. 

Les émanations des autobus climatisés altèrent aussi sûrement le Parthénon que la pollution athénienne : les constructions neuves ont depuis longtemps dévoré tous les vieux villages de la Costa Brava; les pique-niqueurs venus de l’Est de l’Europe ont, en 1990, fait peur aux commerçants de la place Saint-Marc de la même façon que les vacanciers de 1936 avaient, en France, semé l’inquiétude chez les hôteliers de Biarritz. 

Le tourisme est aujourd’hui une industrie qui a ses lois et ses exigences et que l’identité européenne n’intéresse peut-être que de loin. Pourtant le touriste nous intéresse. D’abord, justement, parce qu’il fait masse. On a compté soixante millions de visiteurs en France en 1998, plus que de résidents permanents (même s’il suffit de passer trois jours sur le territoire pour être classé comme touriste). Ensuite parce qu’il fait lien : comment se désintéresser de ces hommes et ces femmes qui consacrent leurs loisirs et leur argent à aller voir à quoi ressemble le pays de leurs voisins ? Enfin parce qu’il est aussi ancien que le patrimoine et qu’on peut à juste titre le soupçonner d’avoir joué un rôle essentiel dans la constitution de ce dernier. 

Le touriste, en effet, en tant que tel, est né au XIXème siècle. Vers 1850 apparaissent les voyages touristiques en chemin de fer, les agences de voyage, les guides touristiques et les grands hôtels. C’est à la même époque que les pouvoirs publics élaborent la notion de monuments historiques et que ces derniers sont systématiquement protégés, entretenus, restaurés par les pouvoirs publics. Ces monuments sont d’emblée ouverts au public et dotés de guides et de notices explicatives qui leur donnent un sens dans une culture collective.


 


Relire Elisée Reclus. Communard, anarchiste, géographe et créateur de guides touristiques au XIXème siècle 



Une expérience sensible

 

Certes, les sciences de la communication aujourd’hui nous apprennent qu’un message n’est jamais seulement univoque, et que le destinataire, au minimum, en coproduit le sens. Visitant sans cesse les lieux du patrimoine sous la houlette des guides, lisant et relisant les ouvrages imprimés édits à son intention, envoyant des cartes postales, photographiant sans trêve la Tour Eiffel ou le mur de Berlin, le touriste s’approprie le discours qu’on lui destine, le modèle en partie, le fait évoluer. 

On peut même considérer qu’une grande partie de l’expérience du touriste face aux édifices qu’il honore de sa visite ne passe pas par l’écrit ou le verbe. Visiter un site, c’est déambuler, seul ou en groupe, s’arrêter pour écouter le guide, monter des escaliers, descendre dans des cachots, découvrir la lumière italienne sur le forum ou le soleil grec sur les murs d’un temple. Toute une dimension de l’approche du patrimoine est faite d’expériences sensibles. Le jeu de la lumière entre les colonnes de la grande mosquée de Cordoue en dit peut-être plus au visiteur sur l’expérience religieuse de l’Islam et du christianisme en ces lieux que des pages imprimées.

 

 


Visiter Cordoue. Cliché MTP.


Le patrimoine, donc, ne « parle » pas tout seul. Cependant ce qu’il dit est important et mérite qu’on le considère.  L’ensemble immense des châteaux, cathédrales et églises, maisons particulières et ponts centenaires, mines anciennes et espaces symboliques - le champ de bataille de Waterloo - me semble aujourd’hui, en Europe, sans que nous en ayons conscience, une extraordinaire façon pour les Européens de parler d’eux-mêmes.

 

Ce qui divise

 

Ce patrimoine, il est à la fois ce qui divise et ce qui unit. Il suffit de prendre en compte la profondeur historique pour s’en rendre compte. Ce que nous appelons aujourd’hui le patrimoine s’est constitué en tant que tel au cours des deux derniers siècles dans un contexte étroitement marqué par les luttes nationales, et parfois même par les luttes de libération nationales. Dans un contexte militant, il s’agissait d’affirmer son identité de groupe, de peuple, de nation, de religion, souvent « contre » le voisin. 

C’est dans ce contexte qu’émerge le monument historique qui, en tant que tel, représente une notion entièrement neuve. La plupart des voyageurs du XVIIIème siècle n’accordaient aucun regard aux édifices que nous chérissons aujourd’hui. Ils s’intéressaient, certes, aux antiquités romaines, trace d’une grande culture à laquelle l’ensemble de l’élite européenne se référait. En revanche, les églises anciennes, les chapelles de village, l’architecture civile ne retenaient leur attention que parce qu’ils représentaient le cadre pratique de leur itinéraire : les récits des voyageurs de cette époque nous renseignent d’abord sur la qualité des auberges, le nom des familles qui les ont reçues, la vitalité de la vie mondaine à Milan ou Nüremberg, l’élégance des « promenades » où l’on fait admirer son costume et ses chevaux. 

Lorsqu’ils pénètrent dans une église, c’est pour prier, dans un château, pour y être reçu et s’ils considèrent une fortification, c’est pour se demander si elle représente un rempart efficace, et une vieille ville pour regretter qu’elle soit si peu salubre. Les Scandinaves n’ont pas encore découvert les trésors de leurs épopées archaïque, ni les Ecossais la poésie celtique : il faut attendre les temps romantiques pour que ces éléments décisifs de leur identité nationale soit mis au jour, en même temps qu’en Allemagne, l’on se mette à restaurer les burg.


Site du "Picnik" août 1989. Frontière entre l'Autriche et la Hongrie. Première sortie en masse de citoyens de l'Est de l'Europe vers l'Ouest. 




Au XIXème siècle, en effet, tout change. Les nationalités qui s’éveillent transforment les fondements de la cohésion politique des communautés. ce qui fait lien entre les habitants de l’Allemagne, ou de l’Italie, ou encore de la France, ce n’est plus ou pas l’obéissance à un même prince, mais le partage historique d’un même destin, symbolisé par une même langue, une même origine ethnique - « inventée » souvent pour les besoins de la cause -, une même histoire partagée sur un même sol. l’histoire se transforme comme discipline. Chaque pays voit ses érudits s’attacher à raconter l’histoire nationale, souvent dans une vision téléologique : pour eux, la destinée d’un peuple est d’aboutir à ce moment national qui s’affirme en 1830 ou en 1848 à Paris, à Budapest ou à Turin.

Les monuments du patrimoine ont leur place dans cette construction symbolique. Ils sont les preuves tangibles de la réalité du passé national. Les châteaux et les champs de bataille sont les témoins des luttes menées, l’architecture urbaine est la marque d’une identité propre - édifices urbains en Flandre, églises en bois en Norvège...La notion même de « monument historique » émerge dans le droit. les édifices changent d’usage et de propriétaires. 

On n’habite plus les châteaux, on les visite; on ne prie plus dans les églises, on y admire statues et tableaux; on ne se bat plus sur le champ de bataille de Waterloo : on vient à bicyclette « comme les adhérents du Touring Club de Belgique en 1890 - y méditer sur la grandeur des empires et les vicissitudes de l’histoire." 



Bataille et site de Waterloo. The Battle of Waterloo, par Jan Willem Pieneman, 1824, exposé au Rijksmuseum à Amsterdam.




Les gouvernements nomment des inspecteurs des monuments historiques, protègent des édifices choisis pour leur représentativité ou leur charge symbolique, financent des restaurations. Beaucoup de ces opérations qui visent à constituer en monument historique un édifice - ou un lieu transformé en « lieu de mémoire » - ont, entre 1830 et 1930 au moins, un lien direct avec l’affirmation d’une identité nationale et parfois un propos ouvertement nationaliste. 

Lorsqu’après 1870 les Alsaciens offrent à Guillaume II leur nouvel empereur le château du Haut Koenisgbourg, ce dernier le fait entièrement restaurer et en fait un édifice romantique allemand exemplaire. Au tournant du XXème siècle, ce sont, en Suède ou en Norvège, les églises rurales et les maisons paysannes qui portent la charge de dire à la fois l’unité et la diversité du pays : on transporte les merveilleux édifices en bois dans les musées en plein-air. 

Un ancien château royal, une cathédrale deviennent, en France, des lieux de pèlerinage laïque, proposés - directement ou par l’intermédiaire du livre scolaire - à tous les petits enfants. La continuité nationale l’emporte, dans le discours collectif, sur les ruptures politiques : ce que les petits républicains de 1900 sont invités à admirer à Versailles, ce n’est pas l’absolutisme de Louis XIV mais le reflet de la grandeur de la France et la qualité du travail des artistes français.

Le répertoire des monuments et les significations qui leur sont associées ne demeurent cependant pas figées dans le nationalisme romantique de leurs débuts. Après 1880 la liberté du vote et la liberté de la presse ont donné, dans la plupart des pays d’Europe de l’Ouest, un contenu concret à la démocratie représentative. l’écriture de l’histoire et le répertoire des monuments reflètent cette évolution. De nouveaux éléments entrent dans le champ de ce qu’il faut conserver. On s’intéresse à l’architecture vernaculaire, aussi bien en Suisse qu’en Allemagne, en Bulgarie que dans les Balkans. Le folklore, la Volkskunde, les traditions populaires, deviennent des disciplines académiques. L’engouement pour le régionalisme atteint son apogée dans les années 1930. 

Dans les expositions universelles puis dans les musées, on rassemble des costumes populaires, des meubles paysans, des broderies. Ils y sont encore, à la disposition des touristes d’aujourd’hui. Dans les années 1970, un autre tournant se dessine, qui prend sa source en Angleterre, puis touche tout le continent. les grandes usines et les réalisations de la première révolution industrielle entrent dans l’histoire. On visite aujourd’hui au pays de Galles la vallée de Rhonda, ses mines et ses fabriques du XVIIIème et du début du XIXème siècle, comme on va voir en France le musée industriel du Creusot et ses cités ouvrières. Le champ du patrimoine s’est infiniment élargi et les discours qui l’accompagnent ont, pour une bonne part, changé. On célèbre, en visitant une mine, soit l’esprit d’entreprise de son créateur, soit le souvenir de la dureté de la vie ouvrière. cependant, même si les propos les plus nationalistes ont tendance à disparaître, l’existence même du patrimoine local tend à constituer la petite communauté dans son individualité comme différente de ses voisins. 



Site du Creusot.


Lorsque le guide (privé) fait visiter un vieux château près de Dijon et raconte la guerre (perdue) du Duc de Bourgogne contre le roi de France il dit, d’un conflit terminé avant 1450 : « on a perdu la guerre ». Cet « on », c’est lui et ses voisins. Or les velléités nationalistes de la Bourgogne sont depuis bien longtemps éteintes. Les façons dont le patrimoine sépare sont donc multiples et souvent subtiles. En architecture, par exemple, des catégories élaborées au XIXème siècle opposent le gothique angevin au gothique normand ou au gothique flamand. Dans les années trente, l’ethnologie allemande s’attache à construire une typologie fine des habitants ruraux qui recouvre la carte « idéale » des vieilles tribus allemandes. Vers 1910, le Touring Club Italien entreprend de faire un repérage systématique des richesses architecturales des villages d’Italie du nord. Il affirme sa volonté de substituer une vision « véritablement italienne » aux stéréotypes véhiculés par les guides anglais, attachés essentiellement aux ruines romaines ou à la Renaissance et qui donnent de la péninsule l’image d’un pays endormi depuis des siècles dans le souvenir d’une splendeur évanouie.

 

...et ce qui unit

 

Que ce soit dans les commentaires explicites ou dans la façon même dont il s’est constitué, le patrimoine historique a donc longtemps véhiculé des représentations ou des valeurs qui séparaient plus qu’elles n’unissaient les Européens. Cependant on peut aussi considérer que cet ensemble de souvenirs pétrifiés dans la pierre ou couchés dans les pages des fascicules historiques est aussi ce qui les unit. En premier lieu, il témoigne d’un  passé commun malgré ses fractures et ses déchirures. 

Oublions les batailles : il est agréable d’apprendre que, dans les danses populaires, en Bretagne comme en Hongrie, on retrouve l’influence des danses de cour du XVème siècle. De découvrir dans les collèges des universités médiévales la trace des vagabondages des clercs de toutes les nations. De retrouver à Rome les peintres de toute l’Europe à la recherche des sources de leur art. En s’écartant du répertoire figé du patrimoine élaboré au XIXème siècle, on entre dans d’autres registres de la culture où les similitudes, les analogies et les échanges sont au moins aussi importants que les fractures. Tel musée du tissage nous dira comment les laines venaient d’Angleterre au XVème siècle et les teintures d’Italie. Tel musée de l’imprimerie nous apprendra qu’il existait une internationale de la contrefaçon et de la pensée libre dans l’Europe du XVIIIème siècle.

Plus important peut-être que ce déplacement du regard - qui est, lui aussi, perméable à toutes les influences idéologiques - est la logique fonctionnelle qui sous-tend l’usage collectif du patrimoine. Ces différences, en fait, s’expriment dans un langage commun. Au XIXème siècle, on aimait publier des recueils de gravures de costumes paysans. De très jolis sont édités en Bavière ver 1840. Ils représentent un grand tableau des différences et des similitudes qui au fond donnent une cohérence à l’ensemble. 

Le grand tableau des costumes d’Europe, comme plus tard les grands tableaux des peuples du monde ne dit pas seulement des différences. Il réduit l’inconnu au connu, intègre dans un ensemble des éléments à priori disparates, offre un moyen, réducteur certes mais utilisable, de penser la diversité. A une échelle toute différente, nos guides touristiques représentent de gigantesques recueils de cathédrales et de monastères, de châteaux et de manoirs, de maisons de ville et de maisons rurales, de tableaux religieux et de portraits de princes, de chevalets de mines et de pressoirs, dans lesquels chaque pays dit sa différence, mais la dit dans les mêmes termes que ses voisins. Rien, dans cette perspective, n’est trivial ou anecdotique. C’est exactement la logique des collections de poupées folkloriques ou des cartes postales qui réduisent l’Europe à une vaste collection de différences maîtrisées.


 


Visite de la Petite France. Strasbourg. Cliché MTP.


Ecrire avec circonspection

 

Quels enseignements peut-on tirer de ces quelques remarques ? Deux éléments semblent s’imposer. D’une part, le patrimoine n’est pas forcément un mauvais support pour construire en Europe une identité partagée. Il s’inscrit dans une tradition vivante. Dans les administrations, les fondations, on sait protéger, analyser, décrire, faire visiter, faire partager. Par ailleurs, ce savoir-faire rencontre un désir. les voyages se sont démocratisés. C’est un plaisir pour des millions de gens de faire du tourisme, même si c’est pour simplement arpenter des lieux célèbres, admirer la tour de Pise et la tour Eiffel. Il serait sot de ne pas s’appuyer sur cette dynamique. En revanche, il est nécessaire de demeurer vigilant. Longtemps, les éléments du patrimoine ont été utilisés pour montrer combien une communauté - nationale, ethnique, religieuse - était différente de ses voisines, irréductible à elle, et, de ce fait, pour légitimer ses combats. 

Une réflexion critique s’est d’ailleurs développée depuis une vingtaine d’années dans nombre de pays pour débarrasser le discours public sur les monuments des aspects les plus naïvement nationalistes hérités des décennies précédentes. En France, les musées associés aux plages du débarquement ou les champs de bataille de 1914-1918 ont fait l’objet d’un lifting décisif. On n’y célèbre plus la victoire sur l’ennemi mais on tente d’y faire réfléchir les visiteurs sur toutes les dimensions du conflit. Les guides touristiques publiés par des éditeurs privés ont suivi rapidement l’évolution de leurs lecteurs et clients potentiels : on n’y trouve plus en général de développements qui pourraient choquer une partie des lecteurs. La logique commerciale rassemble plus qu’elle ne sépare.


Champ de bataille de Verdun.


Bien sûr le travail est encore à faire à tel ou tel endroit. Sommes nous sûrs que partout notre utilisation du patrimoine est raisonnée ou raisonnable ? Ne sommes nous jamais tentés de nous servir de chapelles anciennes pour revendiquer un « droit » sur un sol ? De protéger les monuments qui nous conviennent et de laisser les autres tomber en ruine ? Rien n’est simple dans ce domaine : les intentions des gouvernements, les attentes des visiteurs, la logique marchande, la doctrine des conservateurs ne coïncident pas forcément. 

Protéger, visiter, « dire » quelque chose sur le patrimoine, c’est toujours le résultat d’un compromis entre des attentes différentes. Au moment d’associer le patrimoine à une identité européenne, autant être conscient de toutes ses dimensions et se montrer vigilant.

 


Surtourisme à Venise.


Campagne "L'Europe, un patrimoine commun".

Ce texte de Catherine Bertho-Lavenir fait partie du chapitre "La transmission" de l'ouvrage "Carnet de campagne". Maîtresse d'ouvrage de la publication : Claudia Constantinescu.  J'espère que tous les exemplaires gardés dans les archives de l'Institut européen des Itinéraires culturels, distribués gratuitement, n'ont pas été jetés à la poubelle par les Directeurs responsables après que j'ai quitté l'Institut en 2011 (Michel Thomas-Penette). 

A lire : "La roue et le stylo, Comment nous sommes devenus touristes.


  

 

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