Europe, a common heritage. Zoe Petre. Les patrimoines « fondateurs ».
Dans la lecture du « patrimoine » considéré comme support - ou lieu - de la mémoire, on observe désormais une tendance qui ne se limite plus à la seule description historique ou typologique de l’objet ou du bien matériel, mais qui tend à s’interroger sur ses significations et sa fonction sociale.
La recherche des éléments symboliques ou mythologiques, des significations politique et identitaire, ainsi que le travail sur la douleur, le conflit et l’oubli, constituent des dimensions nouvelles qui relient les Européens de manière plus profonde à leur patrimoine commun.
Je vous remercie pour cette invitation d’intervenir dans la réunion consacrée à la mémoire. En relation avec ce sujet, j’ai essayé de préparer une analyse anthropologique toute personnelle. Le thème qui m’a été proposé, celui des patrimoines fondateurs, pose certainement d’abord des questions de définition. Si je peux éviter de revenir à la définition du patrimoine qui est au coeur de nos débats durant ces deux jours, je pense qu’il faut cependant revenir sur l’épithète « fondateur ». On vient d’entendre - et avec de bonnes raisons - l’idée que tout patrimoine est fondateur. Il ne s’agit pas uniquement de privilégier ce qui nous semble effectivement le plus évident en tant que témoignage du passé. Mais il s’agit de préserver ce qui nous semble vraiment utile, en se posant la question : est-ce qu’on est bien en face d’un patrimoine fondateur?
Lorsque, dans les tourments de la Révolution Française, on démolissait les églises gothiques et on épargnait par contre les églises baroques, fondait on autre chose de nouveau ?
Il y a des moments où pour préserver la vie d’une cité, ou la vie d’un peuple, on est amené à démolir les traces de ce peuple. J’ai passé le plus clair de ma jeunesse à fouiller la cité grecque, romaine ensuite d’Histria au bord de la Mer Noire et j’ai le souvenir vivant des pierres du théâtre grec utilisées, employées dans l’enceinte romaine. Je crois que ce sont là les palimpsestes du patrimoine fondateur.
Je pense aussi - mais on peut ne pas être d’accord avec ma pensée -, qu’en fait, entre document et monument, nous devons choisir. Je ne vais cependant pas m’attarder sur la dignité, puisque cette dignité du monument est déjà reconnue.
Dans des pays comme l’Italie par exemple, mais dans beaucoup
d’autres, le contemporain entre directement en conflit avec l’ancien. Comment
aurait-on pu construire une ville comme Rome, qui est une ville contemporaine,
si on avait pris soin à préserver intégralement son patrimoine, qui est
fabuleux. La marche de l’histoire a fait que - au regard de la civilisation et
des croyances - les monuments anciens qui ont survécu l’ont été parce que
christianisés. Finalement on parle de patrimoines matériels, mais c’est
toujours l’imaginaire qui porte la pensée, qui le définit un patrimoine comme
fondateur ou comme historique. C’est une réflexion qui doit précéder le choix
de l’aide que nous pouvons apporter.
Rome. Stratification des époques. Cliché MTP.
Il y a à peine deux semaines que nous avons pu voir sur toutes les chaînes de télévision de l’Europe, l’histoire triste et cocasse de la démolition, avortée pour l’instant, du mausolée du communisme bulgare.
Est-ce que le mur de Berlin avant sa démolition était ou non un patrimoine ? Démoli, il est maintenant sans aucun doute un patrimoine fondateur.
L’histoire du mausolée de Dimitrov soulève aussi une réflexion qui conjugue d’une manière qui pour moi est fascinante la question de la mémoire, de la mort, et de la mort de la mémoire. Au coeur même d’un temps tout à fait dramatique qui est celui où nous vivons, au moment même où nous parlons de préservation du patrimoine européen.
Dans un passé plus innocent que le nôtre, la connotation de la mémoire c’est très exactement dire : le passé, le présent et l’avenir. Ce n’est pas à la fonction cognitive de la mémoire que je vais m’attacher, mais surtout à cette divine précision exhaustive. Divine sans doute, c’est à dire inhumaine, car comme la langue d’Esope qui était le meilleur outil de vérité et le meilleur outil de mensonge, la mémoire est aussi un formidable outil de doute.
Il y a, on le sait bien, des tentatives d’annihiler le passé. De le gommer. Et les Roumains ont vécu avec terreur, en effet à très grande échelle, cette déviation du sens des monuments. Cela a commencé par des pèlerinages et des mises en scène de ces monuments, dont on se souvient peu. Mais cela s’est poursuivi par la démolition des villes, villages, églises, cités et monuments. Il est troublant de constater qu’à la fin même de la dictature, ce qui a marqué cette fin, c’est une nouvelle démolition. Parce qu’on voyait la difficulté à fonder une politique sociale pour démolir les mausolées. Chaque roumain se souvient, je crois, des écoles qui ont fermé pendant trois jours, pour finir d’abattre la statue de Lénine.
Je dois dire que l’historienne que je suis ne peut que s’incliner devant la pédagogie civique qui exige qu’on abatte les statues, qu’on change les noms de rues ou d’espaces, pour bien marquer les ruptures et pour ne pas continuer d’offrir aux générations futures des idoles déchus. En tant que citoyens, nous refusons de continuer à rendre hommage à des personnages dignes le plus souvent du mépris, ou du moins de l’oubli.
Mais comme je le disais tout à l’heure, entre le monument et le document, l’historien ne peut pas oublier que nous jouons à un jeu qui est très étrange. Prenons le cas des mausolées. Il y en a beaucoup dans le monde communiste. Celui de Moscou qui est le phare et la source, celui de Dimitrov et celui de Mao. Celui de Mao est pour l’instant bien conservé, je n’en parlerai pas. Mais à regarder le mausolée de Moscou, ou celui de nos amis bulgares, vous savez comme moi qu’ils sont encore considérés comme des monuments. Construits pour défier les siècles, avec à l’intérieur la momie des dirigeants, nouveaux pharaons d’un pouvoir prolétaire, ces pyramides - qui rappellent les endroits où on n’entrait jamais, ou n’entraient que les dieux - présentent une exposition éternelle du cadavre embaumé, mais une exposition édifiante, puisqu’ on y organisait des visites périodiques très fréquentes.
Mais le pouvoir
pharaonique de Staline ou de Lénine nous démontre que ce sont des pharaons à
l’envers. L’exposition qui est un processus, un épisode dans le rite funéraire
d’un défunt, devient un rite sans fin, une sorte de magie pour ainsi dire. Et je pense que le côté magique, artificiel
et voulu en tant que magique, de ces cadavres « difficilement
exquis » est en soi un document. Ils nous aide à mieux comprendre les
mécanismes de pensée d’un système. Ils nous aide à mieux comprendre la vraie
nature du pouvoir qui s’est installé à Moscou et qui a proliféré ailleurs. Il
ne faut pas oublier que ce type de pouvoir n’est pas mieux éliminé de notre
histoire que ne le sont les monuments du passé.
Mausolée de Lénine.
D’ailleurs il faut aussi
comprendre, si on prend les dynamiques comme référent, que le mausolée est
aussi une dynamique à l’envers, parce qu’il est symboliquement la source où le
pouvoir des successeurs reprend vigueur périodiquement. Le plan du pouvoir devient
manifeste dans les mécanismes déclarés du système du pouvoir communiste et de
l’Etat soi-disant soviétique socialiste. Il y a cependant un autre plan qu’on
est en train de découvrir maintenant et que nous avons connu dans ces contrées
: celui des intrigues de palais. Il est essentiel. Mais il n’est pas le seul,
car il y a aussi ce plan magique et
symbolique qui veut que la légitimité soit transmise pour le successeur au
faîte du tombeau du même fondateur. Est-ce que c’est là un patrimoine commun ?.
On n’aime pas ce qui l’a fondé, et ce qui l’a fondé, hélas, c’est la vie et
surtout la mort de beaucoup de gens. Le caractère sacré de pouvoir de la nomenklatura, l’ombre du mausolée, ne
doit plus peser sur la vie démocratique. Doit-on cependant l’oublier à jamais ?
Il faut revenir sur le cas de la Roumanie dans ce contexte, de mausolées et de leur pratiques. Et de la propension dans les Balkans à imiter le grand frère soviétique. Serait-ce parce que son premier dirigeant stalinien, Gheorghiu Dej n’est pas mort à la bonne époque, qu’il n’a pu bénéficier du culte de la personnalité ? Serait-ce parce que les communistes bulgares avaient pensé aussi défier Moscou par cet art funéraire ? Surtout si on se souvient des rumeurs qui prétendaient que c’est parce qu’il n’était pas d’accord que Dimitrov avait été assassiné sur ordre de Staline. Et que le fait qu’on lui ait dressé un monument imité de celui de Lénine était assez risqué. Des bruits similaires avaient également couru en Roumanie en 1965 à propos de Dej. Son successeur, Ceauşescu se préparait au parricide sournois qui allait effectivement fonder son pouvoir. Il se préparait à gagner la guerre avec la mémoire de Gheorghiu Dej. Si l’opération s’est arrêtée à mi chemin, elle n’en a pas été moins entamée. Car on sait que les meubles et les bijoux de la famille avaient été confisqués avant même les funérailles. Si on relit les décisions du Comité Central du Parti Communiste roumain ayant pour but d’honorer « la mémoire du camarade Gheorghiu Dej », on constate que moins de la moitié a été mis en oeuvre.
Le parti lui même renouait avec une tradition antérieure à Dej. Elle était plus favorable à Ceauşescu et moins favorable à Dej et à sa génération. Cette génération elle-même était membre - en illégalité - du Parti communiste. Elle devait une partie de sa gloire précisément au fait que le Parti Communiste, fondé en 1921, presque en même temps que la IIIème Internationale, avait accepté d’exister illégalement en Roumanie, sur l’injonction du Komintern. Les communistes roumains avaient adopté un programme centré essentiellement sur des plans de démembrement de la Roumanie, si difficilement construite après la Grande Guerre. Ceci leur a valu l’interdiction de toute légalité constitutionnelle, mais aussi la fermeture de toute possibilité de popularité. Le Parti s’est alors rétréci comme une peau de chagrin et a la fin de la guerre on comptait, si on adopte les chiffres les plus optimistes, environ 700 membres. On le dit d’habitude pour prouver ou pour suggérer que le communisme n’était pas accepté par les Roumains. C’est vrai en principe, mais les chiffres, cinq mois après, onze mois après, ces premiers chiffres fondateurs sont largement dépassés. Il y a des milliers et des milliers d’adhérents. Il est difficile de dire si c’est par opportunisme, par peur, mais en fait cela n’est pas faux. Ce que je veux cependant souligner c’est une autre vérité qui est peu connue, je crois. Les quelque 700 pères fondateurs du Parti Communiste ont bénéficié d’un statut de caste à part, semblable à celle des vieux gauchistes du temps de Lénine, ou pendant le règne de Staline. Ils ont été tout aussi choyés, tout aussi suspects, tout aussi corrompus.
Maison du Peuple. Bucarest. Cliché MTP.
Mais, après 1989, je pense en 1990 ou au plus tard en 1999, je ne me rappelle plus la date exacte, je me rappelle cependant qu’il y a eu dans plusieurs journaux roumains une demande assez pressante d’éliminer du crématoire de la ville de Bucarest, la rotonde qui était réservée à cette caste. J’ai pensé alors que c’est un document qu’il faut étudier, même si il s’agit d’un patrimoine faussement fondateur.
C’est une
étude étonnante, parce qu’elle prouve certes une pauvreté d’imagination assez
habituelle, mais l’idée même de constituer une nécropole à part est très
intéressante, car nous sommes en pays orthodoxe ou l’incinération a été initiée
en tant que phénomène spécifique d’une modernité laïque. Le crématoire date
certes d’avant le communisme, mais l’attitude, le rite, était très peu accepté.
L’incinération était un choix assez violent pour les individus qu’ils fussent
orthodoxes ou non. Mais l’effet, on le voit de toute façon dans les dédicaces,
cherche, quand il s’agit des vieux « illégalistes » l’anéantissement
de toute individualité posthume. Les cimetières, qui sont partout autour de
nous comme des lieux essentiels de la mémoire, comme des points de survie
atteignent ici leur version la plus pure, la plus politisée aussi.
Magie du pouvoir dans les mausolées, politisation de la mort dans cette nécropole d’incinération. Mais il y a aussi en 1958 un événement qui me semble - là ce n’est pas un objet mais une cérémonie - tout à fait éloquent. Il s’agit des funérailles de Petru Groza, le premier Premier Ministre d’un gouvernement communiste, un des compagnons de route parmi les plus importants et les plus solides du Parti Communiste. Il a été inhumé, et non incinéré. Dans la partie officielle des cérémonies, il y a eu ce qu’on pourrait nommer aujourd’hui une homélie oecuménique, une prière pour le défunt qui a été réalisée (ensemble) par les représentants de tous les cultes de Roumanie.
Dans le décret, on parle de : église
orthodoxe, église catholique, église musulmane et église juive. Ils ont tous
prié ensemble et puis, après ce discours religieux, le discours athée a
enchaîné, avec les mots affligés prononcés par les camarades de travail.
Ensuite, cependant, il y a eu une procession à la paysanne, avec des éléments
de la tradition orthodoxe.
A mon avis c’est le moment même où le discours culturel dont nous avons des difficultés à nous débarrasser est né véritablement. Là - et je reviens en arrière - c’est la presse, éventuellement le cinéma, si il y a encore des documents, qui peuvent nous aider. Encore une fois, je ne plaide pas pour refaire ou pour consolider les mausolées de Sofia ou de Moscou, mais je pense qu’au moins, il nous faut assumer de façon consciente le pari que nous nous proposons d’atteindre.
C’est à dire que, à partir de cette idée de monument ou mieux, de document qui est un monument fondateur, il faut savoir ce qu’on veut fonder. Comment, et pour qui. Au XIXème siècle, la génération des fondateurs des nations européennes ont très bien compris le rôle du patrimoine. Ils privilégiaient tout de qui pouvait conforter l’identité nationale.
Dans la ville de Sibiu, ici même, nous avons voulu montrer des monuments du dialogue culturel. Quel sera notre choix à l’avenir ? Va-t’on préserver des témoignages qui nous sont odieux, venus de l’époque des dictatures ? Va-t-on les démolir ? Nous serons jugés à l’échelle des faits.
Campagne "L'Europe, un patrimoine commun" Réunion de Sibiiu.
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