M. Eyal Sivan. Cinéma = mémoire ?

 

 


Je voudrais tout d’abord apporter deux précisions et changer le titre de mon intervention. Il s’agit non pas de « cinéma et mémoire », mais je propose par contre « cinéma = mémoire ? » Pour les traducteurs du français vers l’anglais, je propose l’utilisation des mots : « Remembrance ou Memory », et pas « memories », les souvenirs.

Je crois que j’ai un petit devoir vis à vis de vous, d’abord de me positionner en vous précisant de quel point de vue je parle. Qui suis-je en effet pour vous parler ? Je ne suis pas un fonctionnaire de la mémoire, mais tout simplement un humble praticien, un cinéaste qui a travaillé avec des archives depuis quinze ans et qui s’est donc confronté avec la notion de mémoire. 

Je me sens en quelques sorte étranger à l’utilisation permanente de la notion de mémoire sous-entendue comme un vaccin de l’avenir. Le XXème siècle nous a montré que la mémoire est plutôt un instrument de violence. Un des éléments favoris des régimes totalitaires, des dictatures de tous genres, c’est l’effacement, la négation de la mémoire. 

De plus, quand nous utilisons aujourd’hui la notion de mémoire, nous utilisons en fait ce qui nous est arrivé à nous et non pas ce que nous avons fait subir aux autres. 

La notion de mémoire ne s’oppose pas du tout à la question de l’oubli et c’est là que j’arrive au cinéma. C’est  Goethe qui a dit : « Quand j’entends le mot mémoire, je me demande ce qu’on me cache ».  

C’est pour cela que je voudrais essayer de faire ce parallèle entre cinéma et mémoire. On a une perception plutôt généralisée que le patrimoine cinématographique, l’image est un acte de mémoire et en effet, c’est un acte de mémoire car il s’agit justement de proposer l’oubli. La mémoire est à l’interaction entre l’effacement et la préservation. Le cinéma est fondé sur deux éléments. D’abord le cadre (« frame » en anglais) et d’autre part le montage, deux véritables actes de censure, si on considère que l’image n’est pas une fenêtre sur le monde, mais que l’image c’est quatre caches que quelqu’un a mis sur une parcelle de réalité. Je ne considère pas le montage comme quelque chose qui essaie de donner ou de montrer quelque chose de nouveau, mais justement cet acte de censure qui est caractérisé par l’élimination de certains éléments.

A partir de là, je voudrais en réalité vous donner un cas d’étude. Il se trouve que je travaille autour de ce que l’historien français Henri Rousseau appelle « Le temps présent », le XXème siècle. Un des fonds d’archives audiovisuelles parmi les plus exceptionnels - qui a été filmé en 1961 à Jérusalem - , est le procès du criminel nazi Adolf Eichmann. C’est le seul procès d’un criminel nazi qui a été filmé, entièrement filmé et enregistré. Il se trouve que le procès d’Adolf Eichmann est un événement à la fois sur le plan politique, sur le plan mémorial commémoratif et sur le plan audiovisuel. C’est le premier tournage en vidéo en dehors d’un plateau de télévision. 

En 1961, vous vous en souvenez peut-être, le lieutenant-colonel Adolf Eichmann, kidnappé par le MOSSAD est amené à Jérusalem pour un procès spectacle, pour un procès qui va être la fondation, une certaine renaissance de la société israélienne. Ce sera aussi le point de départ d’un grand mouvement de mémoire autour de la notion d’Holocauste et de la notion de Shoah. C’est à partir de là qu’il y a l’imposition à la fois d’Israël et de judéocide en tant qu’élément fondateur d’une mémoire collective européenne. C’est le seul procès entièrement enregistré (cinq cents heures d’enregistrement), d’un criminel d’un régime totalitaire.

 


Adolf Eichmann durant son procès.


Pendant les quelques mois, après le procès, on en a vu quelques images. Evidemment, elles étaient centrées autour de la figure de la victime. Par contre, Eichmann, qui a parlé pendant des centaines d’heures durant son procès, on ne l’a jamais entendu parler dans ces extraits. Et ces images ont même disparu un an après. Elles ont été mises à la cave et  stockées sans être ni sauvegardées ni traitées. On peut se poser la question du pourquoi. Comment ça se fait qu’un fond unique comme celui-là a disparu. Et la réponse c’est justement… la mémoire. On n’en avait pas besoin. 

Puisqu’on a créé autour du procès une figure, une icône canonique qui est le bourreau, monstre fauve d’un côté et la victime de l’autre. L’acte de mémoire, la tentative de faire la mémoire, elle est toujours autour de deux figures. Dans le discours de mémoire, nous sommes soit des victimes, soit des héros. Nous ne sommes jamais des bourreaux ou des lâches, ou des collabos. Et à partir de là on se dit très justement : là où il y a mémoire, il y a oubli. Je ne crois pas du tout à l’idée d’une mémoire collective en soi. 

L’image, le cinéma - ou les monuments - n’est pas une mémoire en soi. Les grands penseurs de la mémoire collective, l’inventeur de la notion : Maurice Aloir, a dit qu’un groupe humain se constitue du fait qu’il élabore une mémoire collective. La mémoire collective est une incarnation une concrétisation de la notion d’idéologie. C’est pourquoi je voudrais remercier le Président de cette session pour nous avoir demandé de faire un peu de politique sans cela je me serais senti un peu étranger, parce qu’un mot m’aurait manqué. Pourquoi est-ce que je parle de cette notion de politique ?

La politique de la mémoire, l’instrumentalisation de la mémoire, est une permanence. Tous les régimes et tous les groupes humains, tous les groupes politiques instrumentalisent la mémoire, essaient de créer la mémoire. C’est cette trace là que nous devons chercher. Il s’agit d’essayer de restituer un certain moment, un certain élément, dans un temps donné. Et de chercher  quelles sont les tentatives idéologiques et politiques de construction d’une mémoire collective qui devrait être enregistrée comme la mémoire de notre mémoire. Ce n’est pas la préservation des archives qui est le problème, c’est la mise à disposition des archives pour leur permanente manipulation car il n’y a pas une existence propre des archives en ce qui concerne le cinéma, tant qu’elles n’ont pas été utilisées. Je voudrais dire aussi qu’il faut éloigner de notre esprit l’idée d’une préservation complète des archives. Il s’agit de sommes monstres qualitativement et de moyens matériels énormes. 

Les seuls moyens matériels de cette préservation, c’est la ré-affectation. C’est à travers des projets, des tentatives, visant à essayer  de constituer une politique de la mémoire que ces archives pourront trouver leur sens. Pour en finir, les crimes totalitaires du XXème siècle nous ont montré que l’élément principal ce n’est pas le mal, ou la volonté d’infliger le mal aux autres. Non, ce n’est pas dans cette carence de bien que le crime a été commis, c’est plutôt dans le refus collectif des individus, des fonctionnaires isolés, de confronter leurs actes au sens de leurs actes et c’est là quelques chose qui agit sur la perception générale que nous avons du mal qui dans la philosophie occidentale se rapporte toujours à la carence du bien. Le mal peut-être, comme le dit Hannah Arendt la banalité du mal. L’effroyable banalité du mal à partir des actes qui semblent des actes anodins. 

Je vais terminer en citant Arendt qui dit que le retour de la politique c’est cette tentative permanente d’essayer d’élaborer  un monde commun en acceptant que si il y a quelque chose qui est commun, c’est notre propre subjectivité.

 


Hannah Arendt en 1958


Campagne "L'Europe, un patrimoine commun".

Ce texte d'Eyal Sivan fait partie du chapitre "Mémoire" de l'ouvrage "Carnet de campagne". Maîtresse d'ouvrage de la publication : Claudia Constantinescu.  J'espère que tous les exemplaires gardés dans les archives de l'Institut européen des Itinéraires culturels, distribués gratuitement, n'ont pas été jetés à la poubelle par les Directeurs responsables après que j'ai quitté l'Institut en 2011 (Michel Thomas-Penette). 

 


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