M. Jean-Fred Bourquin. L’esprit des lieux et la cristallisation d’un projet. Patrimoine européen : le rôle et la dynamique des foyers de création.


 

Maison Jean Jacques Rousseau. Genève. Cliché MTP.


Le patrimoine, fruit de la contestation d’un ordre établi, puis d’un mouvement de convergence qui lui confère un caractère exemplaire ou emblématique est le résultat dune dynamique plurielle.

Définir ses dimensions européennes revient à chercher les éléments patrimoniaux qui, malgré leur localisation et leur fonction d’identification spécifique dans une ville, une région ou un pays, ont une valeur de mémoire et de représentation beaucoup plus large. Cela revient à dénationaliser ou à désenclaver le patrimoine, et à mettre en évidence un mécanisme, commun à tous les Européens de «création de nouveauté» puis de «cristallisation» en valeur collective. 

Ainsi, une population, qui pensait qu’un élément de patrimoine lui était propre, doit prendre conscience du caractère relatif de ce sentiment de propriété et d’identification, et en mesurer le caractère plus composé, susceptible d’avoir aussi une valeur et une signification pour d’autres populations.

L’approche dynamique consiste à redécouvrir, d’une part, le rôle et l’influence d’un lieu (une ville ou une région, la plupart du temps) qui a vu se créer un élément de nouveauté: les monastères en Irlande au VIème siècle, l’imprimerie à Mayence en 1450, le gothique à Paris et dans le Nord de la France au XIVème siècle, le calvinisme à Genève vers 1550, et, d’autre part, son processus de transmission qui contribue à le diffuser en des territoires plus ou moins vastes en Europe d’abord, dans le monde ensuite. Cette diffusion n’est pas passive, elle donne lieu à des adaptations, des créations et des inventions. Elle sert de catalyseur à une activité de remise en question et de recherche dans d’autres domaines et en d’autres lieux qui, à leur tour, peuvent devenir de tels foyers.


 


Maison de Jean-Jacques Rousseau. Genève. Cliché MTP.



Le caractère multiple des notions de patrimoine et d’identité

 

La tendance actuelle de ne plus s’arroger une partie du patrimoine collectif pour constituer son patrimoine particulier suit les progrès de l’intégration européenne. Elle se remarque également dans la prise en considération croissante des aspects multiculturels de la société européenne et des apports venus de l’extérieur, d’autres cultures.

Nous percevons toujours mieux le vaste système d’interactions ou d’influences réciproques qui a présidé à l’extraordinaire développement de la civilisation européenne. Idéologiquement, cette tendance, une fois le caractère interdépendant des Européens mieux analysé, apporte une justification historique et concrète à la démarche d’intégration culturelle des Européens, entamée il y a quelques décennies.

Cette démarche relativise les opinions et les pratiques qui conféraient aux éléments de patrimoine les seules dimensions nationales, régionales, locales ou sectorielles. Comme si un patrimoine, au même titre que l’identité, était formé en absence de tout apport extérieur, dans un espace et un temps hors de toute influence. Comme si une personne ou un bâtiment ne pouvait appartenir simultanément à l’histoire de plusieurs communautés.

A chaque période, des nouveautés sont apparues, dans les sciences, la pensée la technique, l’architecture, la production d’objets, la religion, les systèmes de défense, les modes de communication, les arts. Certaines d’entre elles ont joué un rôle marquant et durable. Elles ont laissé des traces qui, par leur exemplarité, jouent un rôle de jalon et de point de rassemblement pour une communauté humaine.

Ces créations sont nées de la diversité et ont contribué à fonder simultanément une culture commune. Elles ont donc aidé au renforcement de ce bien commun sans lequel une communauté ne pourrait vivre ensemble malgré la diversité de ses composantes.

 

Un double processus de développement

 

Cette dynamique, fondée sur des apports extérieurs constants et sur des échanges et interactions multiples dans l’espace européen repose principalement sur deux processus:

D’une part, la maturation collective qui voit un ou plusieurs groupes humains non seulement explorer toutes les possibilités du raisonnement, de l’expression, de la pensée, de la technique, mais aussi mettre en question les valeurs, habitudes et contraintes, les manières de voir et de faire, de croire et de s’exprimer, comme s’ils se sentaient trop à l’étroit ou trop retenus dans les cadres de référence en cours à leur époque.

D’autre part, les «foyers de création» qui, en un lieu relativement précis, une ville ou une région le plus souvent, voient une personne ou un ensemble de personnes s’engager dans la création de quelque chose de nouveau: une théorie, une technique, un style d’expression, un courant de pensée, un style d’architecture.

Ces foyers sont des espaces d’interactions créatrices qui rassemblent des savoirs et compétences, des moyens financiers et techniques, des capacités d’innover aussi.

A l’origine, ces nouveautés ne portent en elle que des potentialités et leurs initiateurs doivent affronter une résistance au changement dans le domaine concerné. Ils doivent s’imposer par leur conviction et leur ténacité et répondre à une attente latente. La rencontre entre le degré de maturation collective et les potentialités de réponse à des besoins que contient chaque nouveauté favorisera la diffusion de cette dernière. Cette diffusion repose sur l’existence d’acteurs particuliers qui se sont aussi confrontés ailleurs aux limites des règles et pratiques de leur domaine d’activité, et qui ont réfléchi parfois aux changements qui pourraient être introduits. Ils sont prêts à recevoir la nouveauté qui leur permettra d’évoluer et de répondre aux problèmes qu’ils se posaient. D’autres acteurs n’attendaient rien, n’avaient pas conscience qu’il était possible de penser, de construire, de composer, de soigner autrement. La nouveauté leur apparaît souvent comme une ouverture essentielle.

 

 


Colporteur de livres, «Anciens cris de Paris», XVIe siècle — «beaulx abc» (abécédaires) et «belles heures» (livres de prières).



Trois principes d’intégration

 

La diffusion de la nouveauté opère, selon les époques, de différentes manières, par exemple par «colportage», ou par la voie de réseaux informels, ou de réseaux organisés. L’intégration de la nouveauté dans le secteur d’activité concerné ou dans le tissu social procède selon trois principes:

Soit cette nouveauté est refusée. Elle n’est pas acceptée par une collectivité ou celle-ci, du moins certains de ses représentants, développent des systèmes de défense pour préserver un «ordre des choses»;

Soit la nouveauté est acceptée, moyennant des modifications plus ou moins substantielles pour entrer dans les usages de la collectivité. Celle-ci n’est que peu transformée par cet apport nouveau, mais se renforce;

Soit enfin, la collectivité doit opérer des changements dans ses rituels, pratiques, modes de pensée ou d’expression, manière de produire ou de communiquer pour s’adapter aux contraintes de la «nouveauté».

Ces processus de diffusion et d’intégration stimulent la collectivité (locales, régionale en premier lieu), leur donnent davantage de possibilités d’agir, de penser, de s’adapter et de créer. Avec les «foyers de création», ils sont à la base du développement d’une civilisation européenne. Ensemble, ils ont donné lieu à la création de véritables strates de développement qui se sont superposés et qui ont contribué à unir les Européens de fait, indépendamment de toute organisation politique. Nous pourrions ainsi multiplier les exemples et mesurer pour chaque apport l’étendue de son influence: L’université est fondée en 1088 à Bologne, puis a essaimé dans tout le continent. L’opéra, en Italie (avec Monteverdi) au début du XVIIème siècle, a donné lieu à la construction d’édifices spécifiques et à des représentations dans tous les pays d’Europe.

En effectuant une coupe imaginaire, l’Europe, dans son épaisseur historique apparaît comme une sorte de grand millefeuille composé de multiples couches de développement. Cette perspective révèle mieux les influences horizontales et verticales entre ces pratiques et références qui ont été des nouveautés à une époque et qui sont devenues patrimoine pour la plupart d’entre elles.

La constitution des patrimoines n’a pas seulement correspondu aux volontés et nécessités des nations, des cités et des ordres religieux ou sociaux de se rassembler autour d’emblèmes, de se reconnaître dans la trace de l’histoire, ou de s’identifier à des personnages, des lieux et des formes d’expression. Elle a aussi consacré ce formidable mouvement d’échanges qui a permis l’éclosion de «foyers de création» et la mise en commun de nouvelles pratiques et de sens nouveaux.

 




Strasbourg, foyer de création. Clichés MTP.



Les «foyers de création» et la mémoire collective

 

Les «foyers de création» n’ont pas forcément d’existence matérielle ou n’ont pas toujours laissé de vestiges. Certains d’entre eux ont donné naissance à des foyers secondaires ou foyers relais qui ont joué un rôle tout aussi important que le foyer d’origine ou qui ont présidé à l’évolution d’un domaine particulier. Cela est vrai pour l’horlogerie, la mathématique ou la peinture, par exemple.

Les interactions entre foyers de nature différente ont également eu lieu, telles Bâle ou Rotterdam où l’imprimerie et la philosophie se sont développées en conjugaison.

Ailleurs, le foyer a une influence sur d’autres aspects de l’environnement. Les soieries à Lyon, par exemple, qui ont marqué l’architecture (le vieux Lyon), entraîné des luttes sociales (la révolte des Canuts en 1831) qui ont eu pour conséquence, notamment, l’apparition de personnages typés dans le théâtre de marionnettes. Le travail de la soie a également eut une influence dans d’autres régions de France, les Cévennes pour ne citer qu’elles, de manière différente, contribuant en même temps à les inscrire dans l’époque (au sens de stratification) de la «culture de la soie» au plan national et de la «route de la soie» au plan international.

Un «foyer de création» a souvent à l’origine une activité devenue représentative d’une ville ou d’une région. Cette activité a pu décliner et reprendre vie, disparaître aussi. Le foyer participe donc à la constitution d’une mémoire du lieu. Par exemple, de petites villes du Jura ou de la Haute-Savoie, véritables foyers en matière d’horlogerie ou de micromécanique, ont vu des usines fermer et retrouver vie des années plus tard, grâce à la construction de composants électroniques. Activités qui requièrent des techniques et compétences très proches, comme si celles-ci faisaient partie du patrimoine humain régional. Dans d’autres régions, l’implantation d’une activité étrangère à la mémoire du lieu a posé des difficultés d’adaptation de la part de la population ou même des échecs.

La mémoire se transmet généralement par des traditions, par des récits, par la préservation des sites, de documents ou d’objets. Une partie de cette mémoire, plus profondément enfouie dans la collectivité, ne se transmettrait-elle pas silencieusement de génération en génération: La mémoire du travail et des valeurs qui y sont attachées ; la mémoire des gestes, des outils particuliers et de la qualité d’un certain ouvrage.

Avant qu’un foyer ne s’éteigne, ceux qui en ont entretenu le feu luttent pour le maintenir en vie et, parfois trouvent les moyens de créer un nouveau souffle, de rassembler un nouveau combustible pour que la flamme renaisse. Ainsi la ville de Thiers en France, la ville du couteau. Dans les années soixante-dix, l’activité périclitait, des forges et des ateliers fermaient. La catastrophe était imminente.

Un foyer sans feu, cela ne se concevait pas. On décida d’inviter des artistes sculpteurs à venir passer quelques temps à Thiers et à bénéficier chacun d’une forge et d’un logis. Des artistes répondirent à l’invitation. Ils réalisèrent des œuvres et les exposèrent. Mais ils s’intéressèrent aussi aux couteaux et au métier de coutelier. Pour eux, il était possible de créer de nouvelles formes, de rendre le couteau de poche plus contemporain, d’intéresser des designers. Un mouvement était donné, la production des couteaux était relancée.

L’apparition de centaines de «foyers de création» en Europe, à la durée de vie et à l’influence variables, est un phénomène central de notre histoire commune. La diffusion de ce qu’ils ont produit a permis, avec des décalages temporels plus ou moins grands, de constituer de vastes échanges et mises et de présider à l’éclosion de nouveaux foyers.

Cette dynamique, vitale pour notre développement, est le premier des patrimoines que nous avons en commun. Les foyers, par leur action et production, formant autant de nœuds d’un réseau informel, mériteraient, du moins les plus rayonnants d’entre eux, d’être considérés comme constitutifs de ce patrimoine européen. Enfin, les stratifications plus ou moins denses et épaisses qui ont uni de fait de vastes espaces européens, représentent les parties les plus visibles d’un patrimoine commun dont les traces sont inscrites dans la diversité de nombreuses villes et régions du continent.

Retracer l’histoire de cette dynamique, redécouvrir des lieux, des fonctions et des processus qui en sont constitutifs permet, à notre sens, de reconsidérer la notion de patrimoine, de ne pas la figer, et de lui donner sa vraie dimension européenne.

 


Des émouleurs de Thiers au début du XXe siècle.

 

Campagne "L'Europe, un patrimoine commun".

Ce texte de Jean-Fred Bourquin fait partie du chapitre "Le projet" de l'ouvrage "Carnet de campagne". Maîtresse d'ouvrage de la publication : Claudia Constantinescu.  J'espère que tous les exemplaires gardés dans les archives de l'Institut européen des Itinéraires culturels, distribués gratuitement, n'ont pas été jetés à la poubelle par les Directeurs responsables après que j'ai quitté l'Institut en 2011 (Michel Thomas-Penette). 


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