M. Sorin Alexandrescu. Soi-même et l’autre : écrire et transmettre une identité
Monastère de Curtea de Argeș
Je
me suis beaucoup réjouis ce matin d’entendre l’intervention de M. Krieger qui a
introduit une radicalisation de notre réflexion sur le patrimoine dont je me
sens très proche. Je découvre cette réflexion avec beaucoup de plaisir.
J’essaierai de faire moi-même une réflexion sur les mots clefs qui nous ont
occupé durant notre rencontre. C’est-à-dire : qu’est-ce que c’est la mémoire,
qu’est-ce que l’histoire et quels sont les lieux d’histoire dont on nous a
parlé constamment ?.
Nous avons à notre disposition plusieurs définitions qui sont très connues. Pierre Nora que M. Raymond Weber a cité au début de notre rencontre faisait une distinction très importante entre ce qu’est l’histoire et ce qu’est la mémoire. Je cite :
« Il y a une mémoire sans passé qui reconduit éternellement l’héritage ».
De cette mémoire là, Pierre Nora dit que c’est la mémoire des sociétés un peu archaïques, des sociétés où tout le monde répète les mêmes gestes. Là où il n’y a pas de différence entre le présent et le passé.
D’autre part, l’histoire est ce qui vient justement au moment où la mémoire cesse de répéter éternellement son passé, sans savoir que c’est un passé. L’histoire vient au moment où le présent se différencie du passé. Ici il faudrait rappeler aussi la définition fondamentale, qui est indispensable pour notre réflexion, celle d’Alois Riegl qui faisait la différence entre les valeurs de la mémoire et les valeurs du présent. C’est donc seulement au moment où le présent se reconnaît comme différent du passé que l’histoire commence et où se pose alors le problème essentiel : comment sauvegarder ou restaurer en tant que passé autre que notre présent. Ce n’est en effet qu’à ce moment là que le problème se pose. Autrement, tout se passe de manière machinale.
Il y a quand même un problème. Je rappelle la réflexion de Françoise Choay, qui est très importante : dans son livre sur « l’allégorie du patrimoine » elle dit que ces lieux de mémoire dont on parle, où nous célébrons le passé en tant que passé, sont certainement un peu narcissiques. C’est une réflexion très importante. Est-ce que nous célébrons les monuments du passé parce que nous avons une certaine crise d’identité, un certain manque de valeurs et de repères ? Elle évoque aussi les valeurs du présent. Elle parle de « homo protheticus », l’homme qui se sert de prothèses dans le présent pour s’orienter dans le monde, qui ne peut pas faire autrement et qui a perdu son autonomie.
Il me semble que toutes ces définitions ont quelques bases communes.
C’est à dire :
- Première présupposition : nous cherchons à regarder le patrimoine en tant que sujet qui regarde un objet . Et il n’y a rien entre les deux, sinon le regard qui unit le sujet contemporain moderne à l’objet du passé.
- Deuxième présupposition : le sens du patrimoine est fixe. Il est donné. Il a été donné une fois et il reste ce qu’il a été. Il ne change pas. L’objet ne change pas. Il est donc question d’identité .
- La troisième présupposition est qu’il n’y a seulement qu’un modèle. Celui d’une destruction possible du patrimoine, que nous devons éviter, en le restaurant.
Je crois que pour les deux premières présuppositions, se pose une question philosophique : la question de l’identité tant du sujet que de l’objet . Et pour la troisième, je voudrais ajouter un deuxième modèle qui est celui de l’inscription. C’est à dire qu’on s’écrit soi-même. On ne s’écrit pas dans le vide. On s’écrit ou bien dans une matière qui est neutre ou bien dans un discours déjà existant.
Le vrai modèle pour cette deuxième catégorie, je le
vois dans les cathédrales occidentales, mais on le voit aussi en Transylvanie
roumaine. Dans ces cathédrales, le Gothique s’est inscrit dans le Roman ou le
Baroque s’est inscrit dans la Renaissance et dans le Gothique et ainsi de
suite. Il y a toujours eu un avant où le nouveau est venu s’inscrire sans
détruire l’ancien, en l’élargissant, en y ajoutant quelque chose de nouveau.
Pour répondre à ces présuppositions, je voudrais vous proposer une autre
allégorie qui est « l’allégorie roumaine du patrimoine ».
Je regrette que Françoise Choay ne soit pas parmi nous, parce que j’aurais aimé lui proposer cette seconde allégorie. Pour ceux qui ne la connaisse pas, il y a une ballade roumaine sur le monastère de Arges qui dit en quelques mots la chose suivante. Le bâtisseur Manole reçoit l’ordre de construire une nouvelle église sur un lieu où il y avait des ruines. C’est ruines ne sont pas spécifiées mais ce que le bâtisseur construisait chaque jour s’effondrait durant la nuit. Alors, il a un rêve où une voix lui dit : pour réussir il faut sacrifier la première femme qui viendra demain. Autrement le mur ne tiendra jamais. Alors il sacrifie la première femme qui vient et le hasard veut que ce soit sa propre femme. Il la met dans le mur et le mur tient. Mais on entend toujours la voix de sa femme, sa femme qui crie dans le mur. Le lendemain, le prince est là et le félicite pour le bon travail. Il lui demande pourtant si il pourrait le refaire. Comme il acquiesce, le prince lui dit « tu vas mourir » car le prince ne veut pas qu’un autre prince puisse posséder le même monastère . Alors Manole se jette du toit de l’église et là où il tombe surgit une source d’eau. Cette allégorie est une allégorie tout à fait sécularisée. Je vois dans Manole le constructeur moderne qui veut moderniser le paysage du prince ou du sponsor. Il ne peut le faire qu’en s’arrachant lui même d’un passé, en détruisant ce passé. Mais à la fin, il doit se sacrifier aussi lui-même.
Qu’est ce qu’on pourrait dire à ce propos ? Premièrement : la voix du passé ne meurt pas. La voix de Ana, sa femme, ne meurt pas ou mieux ne finit pas de mourir. Jusqu’à la fin du poème, Manole entend cette voix Cette voix ne s’éteint pas, elle devient simplement plus faible. L’objet, le patrimoine a sa voix propre et cette voix continue de vivre dans le projet moderne. Ce passé qu’on a sacrifié continue de se faire entendre d’une voix très faible. D’autre part, il y a la question que je nommerais celle du transcodage. On a parlé dans la théorie classique de la transsubstantiation, quand la vie qui passe ne mène pas à la mort, mais à une autre forme de vie Ana devient une église, Manole une source d’eau.
Je dirais
autre chose : on ne peut pas comprendre le patrimoine, l’objet construit dans
son propre discours. Il faut le transcoder dans un autre discours. Ce n’est
qu’en le traduisant dans notre propre discours qu’on peut le comprendre. C’est
ça le transcodage, le changement de valeur. Enfin, il y a toujours une
troisième entité en dehors du sujet et de l’objet. Cette entité, c’est le
pouvoir qui fait la commande, qui apporte la caution de ce qu’on a dit et qui
décide sur la vie ou la mort de l’artiste. Ce pouvoir n’est jamais absent, même
si il se tient diplomatiquement dans les coulisses.
Mais le sujet que nous, les modernes, nous regardons : le monument nous le changeons aussi. Ricoeur parle d’une manière dramatique d’une société où nous vivons un temps de crise, d’une société où toutes les valeurs anciennes sont mises en jeu. Elles n’existent plus. Nous mêmes nous changeons tout le temps. Mais ce ne veut pas dire que nous n’avons plus d’identité. Il reste cette fidélité à soi , cette promesse, ce maintien de soi en dépit du changement, en dépit de la crise. Mais il parle aussi de la sollicitude, c’est-à-dire du mouvement de nous-même vers l’autre. On ne peut pas se maintenir soi-même sans maintenir l’autre également. On ne peut pas être fidèle à soi, si on n’est pas fidèle à l’autre.
Au fond, l’allégorie de la
ballade roumaine est très intéressante parce que Manole croyait que seule sa
femme allait mourir. Mais il a manqué de fidélité et il a du mourir lui même.
Le fait qu’il a manqué de sollicitude envers sa femme, l’a conduit à mourir
lui-même. Le fait qu’il a préféré exécuter l’ordre du pouvoir au lieu de
protéger sa femme, le conduit à sa propre mort. Je crois que c’est une ballade
très importante qui nous dit aussi des choses sur le pouvoir. elle nous dit que
l’individu ne doit jamais céder aux exigences du pouvoir quel qu’il soit.
Je voudrais revenir à l’objet du patrimoine qui n’a pas une identité fixe, dans le sens qu’il n’a pas un sens immuable. Ce sens change. En tant que celui qui regarde et protège par un mouvement de sollicitude, nous devons tout le temps l’interpréter, le ré-interpréter, le ré-inscrire dans un nouveau contexte, qui est le contexte moderne, la vie que nous vivons nous-mêmes. Nous devons lui trouver une place dans cette vie, mais en même temps en ré-interpréter le sens. De plus nous ne sommes jamais le seul à le faire. Il y a toujours quelqu’un pour le faire en même temps que nous. Et c’est ici peut-être que je voudrais inscrire le mot que R.Weber a prononcé et qui se trouve également dans les documents du Conseil de l’Europe :
« Il est temps que nous passions d’une multiculturalité à une inter-culturalité ». Ce qui voudrait dire que les monuments que nous regardons ici sur la place de Sibiu ne sont pas seulement les monuments d’une seule communauté historique de Sibiu. Ce sont les monuments de la ville, donc de plusieurs communautés. Il est très évident que les Orthodoxes, les Catholiques ou les Protestants ne regardent pas ces églises d’un même regard. C’est absolument évident. Or protéger une église devrait dire la protéger du point de vue de chaque communauté, ensemble.
Enfin en ce qui concerne le pouvoir, je voudrais citer ici un dernier philosophe, l’allemand Hans Jonas qui a écrit un beau livre sur « Le principe de responsabilité ». Il introduit une éthique nouvelle « Zukunftsethik », l’éthique du futur. Ce qui veut dire que dans notre temps nous avons le pouvoir de tout détruire, ce que nous allons peut-être faire malheureusement du point de vue écologique. Donc il ne faut pas être responsable pour ce que nous faisons seulement dans l’instant présent, mais être responsable pour ce qui concerne le résultat futur de notre action.
Ces conséquences peuvent porter très loin dans le futur. Or au nom de cette éthique du futur je crois qu’il est important d’être fidèle à soi-même et d’avoir une sollicitude envers l’autre. Il est très important de contrôler le pouvoir et que le pouvoir ne soit pas celui qui cautionne le travail, celui qui décide sur la vie et la mort. Mais celui qui vient devant les communautés interprétatives et qu’il les appuie dans leur attitude interprétative à ré-inscrire le passé dans ce présent qui change constamment.
Cette vision de Ricoeur que j’ai
essayé d’appliquer à nos travaux est une vision assez optimiste. Il pense que
cet idéal de collaboration entre toutes les identités, tous les acteurs du
patrimoine est possible. Il est très possible que ce soit vrai, mais il est
aussi très possible que ce soit faux. Cela dépend de nous.
Ce que je voudrais dire, c’est que le patrimoine ou le monument historique, ne peuvent pas vivre si nous prenons seulement le soin de les restaurer. Cela ne suffit pas. Il est nécessaire de leur trouver un nouveau sens dans notre vie qui change.
Notre identité doit s’enrichir de cette identité multiple que nous voyons dans la place de Sibiu. Autrement nous irons regarder et admirer les églises, comme dans un mausolée qui ne nous dit plus rien.
Comment le faire, voilà une question qui devrait nous amener à réfléchir encore. Le principe est beau, mais il faudrait voir comment le réaliser.
Campagne "L'Europe, un patrimoine commun".
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