Synthèse de la Commission de réflexion sur le Partage citoyen du 14 mars 2007. Personnage européen : le partage des symboles.
L’idée de réunir une Commission de réflexion sur le partage citoyen est venue comme une évidence au fur et à mesure de l’analyse qui a conduit à dessiner un Itinéraire culturel fondé sur la vie d’un grand personnage européen tel que saint Martin.
Suivre sa vie, ainsi que son parcours, depuis sa naissance en Pannonie jusqu’à sa mort en Touraine, était en soi un défi, même si on disposait de la biographie de Sulpice Sévère, des ouvrages de plusieurs universitaires spécialistes du saint et des résultats de colloques scientifiques, que les interventions de Bruno Judic et Jean Favier ont mis en perspective.
Mais de grandes questions restent encore ouvertes sur lesquelles il sera nécessaire de revenir, non seulement au titre de l’authenticité des faits, qui sont médiatisés par les documents mis en place pour faire connaître l’itinéraire, mais aussi parce que certains sont très symboliques de grandes étapes de la géopolitique européenne et tout particulièrement d’une géopolitique du partage des grands empires ou des alliances, qui ont encore à nous aider à comprendre l’Europe aujourd’hui.
Bruno Judic rappelle un épisode important : la venue de Clovis sur le tombeau de saint Martin en 508, associant ainsi la vénération du saint, la victoire sur les Wisigoths et les signes concrets de la protection de l’Empire d’Orient. Comme l’affirme Judic :
«La monarchie franque s’est emparée, en quelque sorte, de ce personnage, pour en faire un palladium protecteur de la monarchie, à travers en particulier, une relique, la chape…La chape, qui n’est pas attestée avant le VIIe siècle, mais qui constitue effectivement une relique extrêmement importante, puisque c’est pour elle, la plus précieuse relique du trésor royal, que Charlemagne fait construire un monument reliquaire qui est le centre d’une nouvelle capitale, Aix, à l’échelle de ce qui va devenir un empire, ce sanctuaire que nous appelons la Chapelle à cause de la Chape. »
Une autre dimension historique importante concerne la figure d’un Evêque « campagnard » qui ouvre l’église et le monachisme, non seulement sur la cité, mais sur le territoire.
Jean Favier précise :
« Et Martin est l’un des premiers à comprendre qu’il faut sortir de la ville, qu’il faut aller dans la campagne et là, il ne le fait plus seulement en tant qu’évêque, mais il se lance dans une politique systématique de fondation de monastère et qui mieux est, de monastère j’allais dire nouvelle manière. C’est une donnée extrêmement nouvelle : ce monachisme n’est pas une invention de saint Martin, mais c’est certainement lui qui voit dans ce monachisme le moyen de toucher l’extérieur, et à ce moment-là, intervient le véritable partage. Le partage n’est pas seulement celui du manteau, qu’il y ait ou non manteau, c’est aussi le partage des biens sur lesquels vit le monastère. »
Au centre de cette démarche ouverte, vient se mettre en place la Règle de saint Benoît dans l’Abbaye du Mont Cassin, elle-même placée sous le patronage de saint Martin, et son extension politique généralisée sous le règne de Charlemagne. Et plus avant, se fait jour un questionnement sur tous les patronages du saint, dans des milliers d’églises et des dizaines de cathédrales, sur son effacement relatif dans certains territoires d’Europe après les révolutions, mais aussi sur le maintien extrêmement surprenant de sa place dans les traditions et les fêtes autour du 11 novembre, comme dans la désignation d’innombrables lieux-dits profanes : pierres, chemins, fontaines...
Un maintien qui fait que des Wallons, des habitants de la province de Pavie, des Tourangeaux, ou encore des habitants de Szombathely représentent et fêtent de manière vivante, encore aujourd’hui, au même moment de l’année, une vie et ses légendes. Un tel champ d’exploration ne doit certainement pas rester seulement l’apanage des chercheurs, mais tout au contraire, les historiens et les historiographes auront à transmettre et à partager les éléments structurants les plus marquants pour l’établissement de l’interprétation des lieux et des faits le long de l’itinéraire et son enrichissement permanent.
Le tracé d’un itinéraire partagé Il aura fallu en tout cas la ténacité des porteurs de projet pour qu’un puzzle se reconstitue, en commençant par les épisodes de sa vie tourangelle, pour rebondir en Hongrie, en cherchant à revenir au point de départ, puis se poursuivre en Italie, en Croatie ou en Slovénie et venir tracer son légendaire au plus près du Luxembourg, dans la Grande Région.
Ainsi, les élus des petites villes situées le long de la Loire ont-ils profité de cette nouvelle manière de naviguer avec les touristes, entre Candes-Saint-Martin et Tours ou de cheminer en direction de Ligugé, de l’autre côté de la frontière régionale. D’autres ont pris conscience de la richesse sacrée, historique et ethnographique du personnage dans toute l’Europe, et des Centres martiniens sont ainsi en train de naître, en partageant l’expérience du Centre Culturel Européen Saint Martin de Tours. Ces chemins sont des voies lentes qui permettent une découverte réelle du paysage, une rencontre avec les habitants, une proximité et une connivence culturelle. Elles sont établies le plus souvent au plus proche des voies romaines ou des chemins qui se sont mis en place à partir de ces tracés anciens. Ce réseau de tracés que les itinéraires culturels redécouvrent aujourd’hui à partir de nombreux thèmes, offraient aux Européens des grands parcours vers les lieux de prière et les sanctuaires, mais aussi les lieux de commerce et de savoir.
Dans cette construction exemplaire, le patrimoine visible aujourd’hui se relie à l’histoire, par la médiation européenne qui en est faite. A chaque étape, ce patrimoine est d’emblée relié à d’autres patrimoines, situés dans d’autres pays d’Europe, mais participant de la même histoire commune. Quelles valeurs européennes et quelles urgences ?
Mais si ce personnage européen, parmi tous ceux qui ont marqué le continent, a été intégré au programme des Itinéraires Culturels du Conseil de l’Europe, c’est en raison d’un geste dont le légendaire est devenu fondement de valeurs : celui de la charité, au moment du partage du manteau avec un pauvre. La question qui s’est posée au monde chrétien, de prendre en compte des gestes inauguraux et d’en faire des vertus, se repose régulièrement de la même manière pour les grandes institutions intergouvernementales, à chaque moment de crise des sociétés. Il s’agit donc de la recherche du sens, un besoin que partagent les Institutions et les thèmes des Itinéraires culturels retenus par le Conseil de l’Europe. Catherine Lalumière, à qui est revenu le soin d’introduire les travaux de la Commission, a immédiatement placé en perspective les grands champs dans lesquels se situe la notion de partage:
« Au départ, il est vrai que lorsque nous parlons de partage, nous pensons aux gestes de générosité de celui qui possède déjà, qui est riche d’une certaine manière, envers un démuni, quelqu’un qui manque de quelque chose, et c’est le geste de saint Martin qui prend son manteau pour réchauffer le pauvre qui est en face de lui », mais si nous parlons de partage citoyen, « il s’agit, cette fois, non pas du geste de générosité de celui qui a, envers celui qui n’a pas. Il s’agit de prendre en considération des biens qui sont des biens communs, parfois communs à toute l’humanité, et que nous devons partager, nous les milliards d’individus qui composons l’humanité sur cette terre. Il y a tous les biens de la nature, l’eau, l’air, la terre, les ressources minérales, les ressources énergétiques. Il y a également l’éducation et la culture. Il s’agit du fruit du travail des hommes au fil des siècles. Mais à partir du moment où les hommes les ont créés, l’éducation, la connaissance, deviennent un bien. Est-ce qu’ils seront réservés à certains, alors que d’autres en seront privés ? »
Autrement dit, aborder la question du partage, c’est bien évidemment prendre en compte une conception de la société dans laquelle les notions de solidarité et d’interdépendance sont constitutives. Et ceci à l’échelle planétaire. On peut penser qu’il n’est pas besoin d’insister sur l’importance des crises que nous traversons, puisqu’elles sont pour beaucoup d’entre-elles mortelles. Pourtant, de nombreuses interventions présentées lors de cette commission du partage nous montrent que les regards politiques et sociaux ont besoin d’être en permanence ramenés à la conscience des urgences. Urgences qui ont été fortement soulignées, que ce soit dans le message toujours mesuré et précis d’Albert Jacquard s’appuyant le plus souvent sur des fondamentaux biologiques, les révoltes plus médiatiques des enfants de Don Quichotte, ou le travail d’analyse pluridisciplinaire d’André Danzin sur les métamorphoses les plus fondamentales de la condition humaine ou encore sur les sources des inégalités que démonte point par point Jacqueline Costa-Lascoux dans son analyse du statut du migrant.
A l’échelle individuelle ou sociale, la demande de partage citoyen est partout ; dans la pauvreté sans recours, dans l’absence d’abris, dans l’éloignement des bases de l’alimentation, dans l’exclusion des camps de réfugiés… Mais cette demande prend également sa source dans la rupture : rupture patrimoniale par le déracinement qui coupe tous les liens, rupture des cycles naturels, celui de l’eau étant certainement le plus grave, comme l’indique Jean-Louis Oliver, rupture de la répartition des connaissances, par la confiscation au profit de certains contre laquelle s’insurgent Mohamed Chtatou ou Olivier Archambeau et, à l’ultime de l’ultime, rupture des équilibres écologiques qui conservaient depuis des milliers d’années une répartition climatique compatible avec la vie humaine.
Ce n’est certes pas sans raison que Yves Paccalet évoque la fin de l’espèce humaine. Du manteau partagé au respect d’une consommation partagée, s’ouvre l’espace qui joint le symbole, au drame devenu apparent. Catherine Lalumière a eu recours à une anecdote pour rappeler l’importance de ces phénomènes d’ignorance volontaire ou d’autisme politique contre lesquels l’Europe et ses Institutions ont un rôle fondamental à jouer. Non par orgueil ou hégémonie, précise-t-elle, mais par une prise de conscience et une analyse des erreurs que l’Europe (ou plutôt les grands empires européens) a commises par le passé. Les Institutions européennes, tel le Conseil de l’Europe, possèdent ainsi une légitimité évidente à aborder ce nouveau type d’urgence :
« Lorsque le Conseil de l’Europe a lancé cette réflexion sur le partage citoyen, il était dans son rôle. Il a été créé en 1949 pour défendre des valeurs humanistes. Ce combat n’est pas achevé, loin de là. Il s’enrichit chaque jour. Ajouter à des réflexions sur les droits de l’homme, la démocratie, l’état de droits, une réflexion sur le partage citoyen, est dans la continuité de tout le travail du Conseil de l’Europe, depuis l’origine. »
L’anecdote citée par Catherine Lalumière, la voici :
«J’assistais à un colloque organisé à Paris par le Conseil Économique et Social d’Ile de France. Le thème était l’agenda de Lisbonne. De quoi s’agit-il ? C’est en fait que l’Union Européenne ait adopté en 2000 les lignes directrices qu’elle doit suivre dans les années qui viennent pour guider son action. L’un des orateurs, très europhile, libéral et issu des milieux d’affaires néerlandais, dit ceci, mais de façon tout à fait simple, claire : « l’objectif de l’Agenda de Lisbonne, c’est la compétitivité de nos entreprises »
Cela ne soulève aucune objection dans la salle. Il fait son exposé sur la compétitivité et il avait beaucoup à dire, car il est vrai que si nos entreprises ne sont pas compétitives, elles ferment, c’est le chômage, etc. Et puis, l’instant d’après, un autre intervenant, une économiste portugaise qui fait partie du Cabinet du Président Barroso, prend la parole et dit :
« l’Agenda de Lisbonne, monsieur, a pour objectif, non pas la compétitivité, celle-ci est un instrument, ce n’est pas l’objectif. L’objectif de l’Agenda de Lisbonne est de défendre le mode de pensée, le mode de vie et les valeurs de l’Europe ».
Ainsi que le rappelle Gabriella Battaini-Dragoni, le Conseil de l’Europe a inscrit à l’entrée même du Palais de l’Europe la phrase suivante :
« Là où des hommes sont condamnés à vivre dans la misère, les droits de l’homme sont violés, s’unir pour les faire respecter est un devoir sacré ». Mais elle souligne également que si la Convention Européenne des Droits de l’Homme a été ouverte à signature, très peu de temps après la création du Conseil de l’Europe, « pour la Charte Sociale Européenne, qui traite elle encore plus directement- par la question des droits socio-économiques la question du partage, il a fallu quand même une décennie. Il s’agit d’un texte contraignant et d’un système de contrôle établi par les états membres, mais qui n’a pas la valeur justiciable de celui qui régit les Droits de l’Homme, un texte qui est tout de même quasi-juridictionnel… Le deuxième moyen, par lequel l’organisation a plus récemment, au cours des dix dernières années, essayé de traiter le problème du partage, de la solidarité, de l’intégration, de l’inclusion a été à travers les instruments dont il s’est doté en matière de cohésion sociale. En fait, le deuxième Sommet des chefs d’Etats et de gouvernements de l’organisation qui s’est tenu en 1998 à Strasbourg, à l’initiative de la France, avait comme thème celui de la cohésion sociale dans un rapport étroit au concept de fracture sociale. Cette nécessité de cohésion sociale, où le partage joue un rôle clef, n’a fait que constituer un objectif de plus en plus urgent, en moins d’une dizaine d’années, urgence rappelée par la stratégie de Lisbonne, adoptée par l’Union Européenne, quelques années plus tard. »
La cérémonie de remise de la mention à l'Itinéraire en présence du Ministre Renaud Donnedieu de Vabres
Un contexte de célébrations : l’Europe du partage Les organisateurs de la Commission de réflexion sur le Partage citoyen ne pouvaient ignorer que le travail qu’ils ont entamé s’effectuait également dans un contexte de célébrations : 50 ans des Traités qui inaugurent le processus d’intégration européenne qui a conduit à l’actuelle Union Européenne, bientôt 60 ans du Traité de Londres qui a créé, le 5 mai 1949, le Conseil de l’Europe. Plus modestement, 20 années en octobre prochain que le programme des itinéraires culturels a été déclaré à Saint-Jacques de Compostelle…et encore plus modestement, dix années d’existence en juillet prochain pour l’Institut Européen des Itinéraires culturels qui est en charge de ce programme.
Les témoignages de deux ambassadeurs présents, Son Excellence Laslo Nikicser, Ambassadeur de Hongrie en France qui accueillait cette réunion, ainsi que Son Excellence Bozidar Gagro (Ambassadeur de Croatie en France), constituent des visions politiques de pays qui ont été longtemps maintenus « en-deça » du partage des valeurs du Conseil de l’Europe et plus encore du partage économique institué au sein de l’Union Européenne.
L’Ambassadeur de Hongrie insiste sur l’importance du travail essentiel de l’Organisation de Strasbourg en ce qui concerne la pédagogie des valeurs, mais il confesse : « Il a été assez facile de créer un Parlement où tous les partis soient représentés de manière démocratique, ou bien de développer des chambres de Commerce, mais la plus grande difficulté est de changer les sujets en citoyens. En évoquant le partage, nous retrouvons bien entendu la place centrale de la notion de citoyen et je pense que pour nous le processus n’est pas encore terminé. »
Mais plus avant, lorsque l’on évoque la citoyenneté européenne et ses valeurs, c’est de responsabilité régionale, partagée dans un plus grand ensemble continental, qu’il s’agit. Les deux ambassadeurs insistent fortement sur le fait que la sécurité démocratique passe par l’intégration des sous-ensembles régionaux, tels les Balkans. « Sans la pacification de cette région, le continent européen ne sera pas complet et notre travail ne sera pas achevé. » dit-il.
Lorsque se sont créées les Institutions européennes, il s’agissait de réconcilier. Et de retrouver les moyens d’un dialogue. Mais ce dialogue a été pensé dans le partage entre vainqueurs et vaincus, entre ceux qui apparaissaient comme les bourreaux et ceux qui se ressentaient comme les victimes.
Les quarante-sept pays membres du Conseil de l’Europe, dont beaucoup aujourd'hui, sinon la majorité, ont connu, pendant encore des années, d’autres guerres et d’autres bourreaux que ceux des années quarante et les vingt-sept Etats qui se sont réunis dans le cadre d’un Traité majoritairement économique, ne délivrent pas un message très différent : une Europe large ne se construit que grâce au rééquilibrage des richesses, grâce à d’énormes efforts de développement des territoires défavorisés, et en restaurant le sens du dialogue et de la paix.
C’est bien dans ce sens, très concret, que sont intervenus Miloslav Marcelli, Philosophe, Professeur à l’Université Comenius de Bratislava et Todor Krestev, architecte, Professeur à l’Université de Sofia. Le premier s’est appuyé sur la métaphore architecturale de ce que Régis Debray nomme « l’abus monumental ». Il évoque ainsi les monuments qui ont été superposés dans la capitale de la Slovaquie dans l’horizon perceptible de la ville, au cours du temps politique : Dôme Saint-Martin, pont sur le Danube des années communistes et centres commerciaux issus de l’économie récente, pour poser le problème de l’appropriation des racines et des effets du cosmopolitisme.
Le second, fort de la Déclaration de Varna, signée par le Conseil de l’Europe, l’Unesco et les dix chefs d’Etat des pays du Sud-Est européen qui ont déclaré en 2005 leur solidarité et leur volonté d’agir ensemble pour la mise en valeur, la sauvegarde, l’usage durable et la promotion du patrimoine culturel constate :
« L’Europe du Sud-Est possède un patrimoine culturel exceptionnel à identité forte et d’une grande diversité. Un carrefour de civilisations, la région a été au fil des siècles un véritable médiateur entre l’Orient et l’Occident. » et ce patrimoine commun, outil et moteur de réconciliation, localement, vient se placer de manière évidente dans de grands corridors culturels dont nous sommes, à l’Est et à l’Ouest, les héritiers. Il s’agit bien là, tout en prenant l’élargissement de l’Europe comme enjeu d’un partage, de poser les premières bases d’une réflexion anthropologique qui met en balance, d’un côté la crainte de l’altérité et d’un autre côté l’enrichissement mutuel du partage. Le patrimoine étant une réalité à la fois symbolique et tangible quand il est déclaré commun aux Européens, ou plus encore commun à l’Humanité toute entière. Mais le fait d’avoir souhaité inclure cette réflexion sur le Partage citoyen au sein d’un programme, celui des itinéraires culturels, dont le premier objectif est de rendre concrètes les valeurs européennes, nous rappelle que l’unification, qui constitue l’essence même de ce travail, ne peut devenir un succès à long terme, que si elle est accompagnée de la prise de conscience par ses habitants de partager une histoire, un patrimoine et une identité créant une citoyenneté européenne active.
En intégrant les valeurs culturelles et les valeurs sociales, un itinéraire culturel, de surcroît lorsqu’il porte sur un personnage emblématique, constitue un champ d’expérimentation concret et continu qui peut mettre très facilement en œuvre de manière démonstrative et tangible, les réflexions sur les valeurs qui le sous-tendent.
Les exclus de l’Europe Comme l’ont rappelé Catherine Lalumière et Gabriella Battaini-Dragoni, les organisations européennes ont fondé leur coopération sur des droits fondamentaux. Elles en ont fait des textes juridiques et justiciables. Mais si les Européens eux-mêmes ne sont pas persuadés que ces valeurs sont respectées par tous, s’ils constatent autour d’eux ou pour eux-mêmes que les inégalités ne disparaissent pas aussi vite qu’on le leur affirme, ou que les phénomènes de repli identitaire et les intégrismes reprennent dans tous les pays de la vigueur, ils démissionnent de l’Europe. L’un des premiers accents porté par cette commission de réflexion sur le partage citoyen concerne certainement l’analyse de l’exclusion. Les exclus sont en effet de plus en plus nombreux !
Mais en ce qui concerne la citoyenneté européenne, bien plus nombreux encore sont les exclus de l’Europe, tous ceux qui pensent que le parcours politique étonnant d’intégration qui a caractérisé les soixante dernières années ne les concerne pas. La coopération européenne, on le voit chaque jour s’étend pourtant progressivement à tous les domaines et concerne tous les niveaux de responsabilité. Elle devrait permettre une circulation des idées et des projets entre les citoyens et leurs représentants, une circulation qui traverse les frontières et franchit les barrières des langues. Elle est en un mot voulue et fondée sur le partage, un partage vécu comme un élément fort de la citoyenneté, un partage citoyen qui permet de réfléchir à de nouveaux modèles économiques et culturels et à de nouvelles manières de travailler ensemble. Il s’agit là de nouveaux modèles sociaux, voire de nouveaux paradigmes, pour reprendre un terme qui a été souvent mis en avant par de nombreux intervenants, des paradigmes qui, pour combattre l’exclusion doivent donc être fondés sur la restauration des liens dans une société éclatée, comme sur de meilleures répartitions des biens et des connaissances… Quels sont ces nouveaux paradigmes ? Il semblait important d’effectuer cette synthèse en inversant l’ordre de présentation des interventions, dans la mesure où la question du Partage citoyen vient s’inscrire dans trois champs complémentaires ; celui du personnage, celui d’un parcours lié à l’histoire et au patrimoines communs de l’Europe et celui des valeurs européennes dans lesquelles s’inscrit le partage.
Mais cette commission, qui cherche à fonder une notion complexe et à dégager des pistes de travail pour un « Sommet permanent du Partage citoyen», se devait de poser les éléments de ce fondement, tout en désignant des domaines d’application «de première urgence ». De fait, quelques grands concepts ont été mis à l’épreuve des analyses scientifiques, des analyses macro et micro-économiques et des réalités sensibles. Nous ne pouvons bien entendu qu’en donner les points forts, mais la variété des angles d’approche, qui a de quoi surprendre en elle-même, car il est rare que des spécialistes acceptent de se confronter dans une rencontre aussi transversale, a révélé des rapprochements frappants.
Le partage, fondement de l’humain ? C’est ce que nous affirme Joël Candau, anthropologue :
« Parmi les multiples attributs qui sont supposés signer l’identité d’Homo sapiens, l’un est peu contesté par les anthropologues : sa très grande aptitude à partager avec ses semblables des manières d’être au monde. Ces manières de faire, de croire, de penser, de sentir peuvent revêtir des formes pan humaines ou bien encore des formes locales ou régionales. Cette aptitude est à la fois naturellement et culturellement déterminée. »
Candau définit l’humain par la possibilité de penser et de s’approprier la pensée d’autrui et ajoute avec force que dans l’hominisation :
«Ce n’est donc pas principalement l’intelligence instrumentale qui a commandé l’augmentation du cerveau mais l’intelligence sociale, c’est-à-dire notre aptitude à partager. »
Et il conclut :
« On ne naît pas, on devient semblables », rappelait Tarde et, «si on le devient, c’est probablement en coopérant ».
En définitive, au modèle : « Identifiez-vous, puis coopérez (partagez) », ne convient-il pas d’opposer un tout autre modèle : « Coopérez (partagez), puis vous vous identifierez », alternative qui, on le devine, est grosse d’enjeux politiques, tant au niveau local que global ? »
Albert Jacquard, généticien, insiste moins sur le terme de partage que sur ceux de dialogue et de rencontre. Pour lui, l’humain se crée certes en partageant, mais surtout en participant à une action collective.
« Je suis capable, non seulement d’échanger des informations comme le font des animaux, mais également des projets, des angoisses, etc. et par conséquent, je suis capable de fabriquer un surhomme à chaque fois que je rencontre l’autre. »
L’éthique qu’il met en avant est celle de la lutte contre la nature, qui nous amène trop souvent à conférer en priorité à l’objet de la valeur économique fondée sur la lutte du plus riche, de celui qui possède pour posséder, contre le plus pauvre, et inversement. Il souhaite que notre regard change pour définir les objets non par la possession, mais par le besoin que les autres en ont. Au centre de ce paradigme là, ce n’est pas tant le partage qui devient le moteur principal, mais la participation dans laquelle tout le monde est appelé à jouer un rôle.
De fait cette participation nous amène au plus complexe et donc à un enrichissement biologique :
« A partir du moment où un ensemble est plus complexe, il est tout naturel qu’il présente des performances que, normalement, nous ne pouvons pas connaître. »
Elle nous amène également à impliquer tout le monde. Le partage, un besoin de justice ? Cette notion, qui va du besoin de justice à la justification du justiciable, une notion implicite dans le travail du Conseil de l’Europe, a été reprise tant par les scientifiques que par les opérateurs de terrain. Il s’agit bien en effet d’une éthique, partagée par de nombreuses religions, et également commune à de nombreux mouvements humanitaires ou caritatifs, mais qui doit à terme fonder un droit.
C’est le Père Edouard Kovac, philosophe qui a introduit le premier ce propos :
« Nous pensons tout de suite que le partage, c’est l’action de la charité, mais l’amour et la charité, c’est l’acte individuel, c’est l’acte de la générosité, une inspiration. Et sur ce qui est tellement unique et singulier, nous ne pouvons pas fonder l’éthique commune. C’est pourquoi, je crois qu’il faut creuser et dire que le partage du manteau, n’est pas un geste de la charité mais le geste de la justice ».
La notion de droit devient alors prioritaire pour écrire l’espace du partage : droit à l’eau que le Parlement français a introduit dans la législation française en décembre 2006, droit opposable au logement qu’Augustin Legrand a fait progresser auprès du gouvernement et du Parlement français. Mais il s’agit d’un droit qui ne peut s’appliquer que dans le partage démocratique, y compris avec ceux qui viennent inscrire leur vie, en tant qu’immigrés, dans l’espace européen :
« Il n’y a pas de démocratie sans responsabilité et il n’y a pas de solidarité sans responsabilité. » affirme Jacqueline Costa-Lascoux. Et elle ajoute, en soulignant la difficulté d’un droit qui s’applique à tous : « il y a aussi la démocratie participative, et au quotidien, la démocratie de proximité, et comment penser les deux à la fois ? Nous savons, en tout cas, que si nous ne faisons que la démocratie de proximité, nous risquons de perdre la démocratie représentative et que si nous ne faisons que de la démocratie représentative par intermittence, nos migrants vont nous dire comme dans une très belle enquête qui a eu lieu récemment dans la banlieue parisienne : « Pourquoi irai-je voter, moi qui suis devenu français, puisque j’ai l’impression que de toute façon, cela n’est pas pour moi. »
Mohamed Chatou inscrit enfin ce besoin de droit et de démocratie étendue comme une inscription géopolitique essentielle : "Ce geste de Saint-Martin, nous devrions l’inscrire dans les constitutions, parce que nous avons besoin de ce partage. Sinon ce monde ne sera pas habitable, croyez-moi, parce qu’il y a tellement de pauvreté dans le sud et tellement de richesses dans le nord. »
Réunion au Musée des Arts et Métiers. Antoine Selosse.
Le partage, un enrichissement ? Sans revenir trop longtemps sur l’importance de la participation à une action commune, qui est source de richesse par la réunion des énergies, il est certain que le partage évoqué par Olivier Archambeau ou par Mohamed Chatou, celui des connaissances, par le biais des nouvelles technologies à la portée de chaque individu, ou par celui du retour vers le transfert direct que connaissaient les sociétés traditionnelles, constitue un autre paradigme que celui d’une nouvelle répartition des richesses matérielles. Selon leurs propres termes : partager c’est enrichir « car lorsque vous partagez un savoir, il va se développer, il va même prendre d’autres voies de développement qui vont enrichir tout le monde, à l’inverse des sources finies. Lorsque vous donnez un litre de pétrole à quelqu’un, vous ne l’avez plus. »
Le partage, un acte quotidien et modeste ou une nouvelle forme de croissance ? Plusieurs interventions s’appuyant sur des exemples pratiques, celle de Florence Chauvin (Réflexe partage) ou celle de Patrick Boulte (Solidarités nouvelles face au chômage), voire bien entendu l’action spectaculaire des Enfants de Don Quichotte, ont le mérite de mettre en avant des actes concrets : le fait de coucher sous la tente avec les sans abris et d’attirer l’attention des médias, l’idée du coffre à trop, où on peut déposer le surplus ou le luxe, « qui sera un rappel que peut-être à notre porte ou à l’autre bout de la Terre, des êtres manquent de ce que nous avons en trop » ou le rapport direct d’accompagnement entre un chef d’entreprise et celui à qui un travail est de nouveau proposé. Il s’agit là d’une reconquête du sens de l’humain, en proximité, pas à pas, jour après jour.
Florence Chauvin a certainement raison de remettre en exergue une citation de l’Abbé Pierre, puisque dans ce domaine les Compagnons d’Emmaüs ont joué un rôle fondateur :
« Entre ceux qui ont perdu leur raison de vivre, parce qu’ils n’ont pas assez et ceux qui ne trouvent plus leur raison de vivre parce qu’ils pensent avoir tout, il faut s’aider et je crois que le partage, c’est vraiment cela. »
Mais au-delà de l’acte individuel, même s’il se multiplie par l’exemple et par le développement d’une éthique personnelle, il s’agit également de faire en sorte que le partage généralisé fonde une nouvelle forme de croissance. Si en effet, comme le rappellent Yves Paccalet, Nicolas Ridoux et André Danzin entre autres faits économiques plus frappants les uns que les autres « les 500 plus grandes fortunes mondiales possèdent la même quantité de richesses que les 500 millions de personnes les plus pauvres dans le monde. » la vrai question est bien : « Comment peut-on admettre philosophiquement, éthiquement, une telle disparité des conditions ? »
D’autant plus qu’elle conduit inéluctablement à un suicide collectif, à une destruction exponentielle des espèces animales et végétales et générera des conflits mondiaux de plus en plus violents.
L’éthique de la croissance est donc bien l’un des points majeurs en question dans cette recherche de nouveaux paradigmes. Le co-développement doit être reconsidéré, affirme Jacqueline Costa-Lascoux, tandis que Nicolas Ridoux emploie le terme de décroissance. « Moins de biens », dit-il et «plus de liens ». Et il ajoute, pour définir la fin de la suprématie de l’idéologie de la croissance infinie : « le partage soutenable rend nécessaire la sobriété de ceux qui surconsomment. La sobriété est nécessaire dans les pays riches, en situation de surconsommation, simplement pour permettre aux pays en voie de développement de croître, s’ils le souhaitent. C’est le sens de la simplicité volontaire. Il ne s’agit pas de retourner à la bougie, mais bien d’avoir un niveau de vie tel qu’il pourrait être partagé de façon durable par tous les humains. »
Et au-delà ? Même dans un parcours synthétique aussi rapide, il est aisé de se rendre compte que dans la richesse des thèmes traités, il y avait là de quoi alimenter au moins quatre commissions de réflexion sur le Partage citoyen. Mais en tout cas, on a pu discerner combien l’idée de lancer ces deux termes, l’un à côté de l’autre, partage et citoyenneté, constituait une prise de risque tout à fait récompensée.
La mise en place de fondements, comme l’analyse de cas précis où l’apport d’une confrontation multidisciplinaire, permettent maintenant d’aller plus loin sur un terrain qui a ainsi été balisé. Dans les outils dont on peut disposer doivent certainement figurer, à la lumière des exemples présentés lors de cette première commission, des actions de terrain, concrètes et tangibles. Mais il faut également disposer de forums de discussion qui constituent une sorte de « Sommet permanent du Partage citoyen » qui corresponde à une nouvelle approche, plus économe en énergie et plus durable, que les grands sommets mondiaux qui ont été proposés ces vingt dernières années. Un certain nombre de termes et de concepts sont devant nous, qui doivent être de nouveau interrogés, parallèlement aux interrogations sur l’histoire même du personnage. Ils sont en même temps au cœur d’un besoin de ré-enchantement de l’Europe et de la nécessité où se trouvent les Institutions européennes de prendre en compte, d’urgence, de nouveaux paradigmes.
L’éthique de la croissance. La notion de décroissance. L’importance du co-développement. Le partage comme besoin de justice. Le droit au partage à l’origine d’un droit du partage. La coopération / partage. La participation plutôt que le partage. Le partage comme enrichissement. Dans l’accumulation des ces termes, que les interventions mettent en perspective, il est cependant clair que l’idée d’une autre forme de croissance est consubstantielle à la notion de partage citoyen. Faut-il alors travailler, à partir de ces différentes formes d’actions / réflexions, à une Charte du Partage citoyen qui vienne compléter la stratégie de Lisbonne, comme le suggéraient plusieurs participants et engager les institutions européennes responsables dans la rédaction de cette Charte ? Le temps, on le voit, est encore à l’approfondissement.
Pour reprendre les termes du Père Kovac : « C’est le pauvre qui enseigne l’ordre éthique à Martin. »
Michel THOMAS-PENETTE Directeur de l’Institut Européen des Itinéraires Culturels




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