Le Danube, vecteur de civilisation. De la rencontre du Centre de Culture européenne à un thème d'Itinéraire culturel
Abbaye royale de Saint-Jean d'Angély.
Le texte publié ici représente la version complète d’une introduction à un sujet structurant : « Le Danube, vecteur de civilisation » dont seuls quelques points ont été abordés lors de la première rencontre tri-nationale du Centre de Culture européenne de Călărași, ceci compte tenu du fait que la présentation des activités du Conseil de l’Europe et des raisons pour lesquelles l’Institut Européen des Itinéraires culturels considère que ce sujet est d’une grande importance culturelle, a constitué la majeure partie de l’intervention devant les élèves.
En effet, il nous a semblé utile de proposer à postériori aux premiers participants ainsi qu’à tous les enseignants et élèves intéressés par le sujet, un ensemble de notions fondatrices sur le sujet du Danube, notions qui peuvent constituer autant de sujets pour des sessions à venir.
Une des conclusions de cette première session vise en effet à constituer à long terme un réseau d’échanges sur ce thème, réseau dont le travail et les actions puissent aboutir à terme à l’élection d’un nouvel itinéraire culturel du Conseil de l’Europe.
Ce texte est donc bien plus destiné à proposer des questions et à ouvrir des pistes pour un travail à venir, qu’à formuler des réponses.
Il souhaite par contre développer un certain nombre des principes fondateurs du Conseil de l’Europe, afin non seulement de montrer le rôle joué par cette Institution en terme de sécurité démocratique de l’Europe, comme en terme de coopération culturelle, mais aussi afin de bien faire comprendre pourquoi l’espace danubien peut constituer un réel espace de questionnement pour les Européens aujourd’hui, tant en ce qui concerne leur histoire commune, qu’en ce qui concerne la recréation de liens entre l’Est et l’Ouest de l’Europe.
Le Danube est donc proposé ici comme un espace pédagogique et un espace de reprise de mémoire à partir duquel devraient être établies des coopérations culturelles, notamment transfrontalières, ainsi que des actions symboliques et des échanges permanents.
Notre but est de mettre en place progressivement un thésaurus vivant et évolutif sur le Danube qui constituerait une ressource commune pour tous les porteurs de projets, enseignants et élèves engagés dans ce projet.
Pourquoi
l’intérêt du Conseil de l’Europe pour le Danube ?
Il peut paraître paradoxal que parmi les sujets proposés pour constituer des thèmes d’itinéraires culturels, les grands fleuves européen ont peu sollicité l’imagination des porteurs de projets, contrairement aux chemins terrestres et en particulier aux chemins de pèlerinage ou aux réseaux commerciaux maritimes.
Le fait est d’autant plus étonnant que les structures de coopération économique entre les régions et les villes qui bordent les fleuves existent déjà et que pour certains d’entre eux, il ne subsiste plus, depuis plusieurs dizaines d’années, d’obstacles politiques majeurs à la coopération.
Il est certainement encore plus paradoxal que le seul fleuve à propos duquel des actions relatives aux Itinéraires culturels du Conseil de l’Europe aient été proposées, bien que de manière très partielle, soit celui qui est resté le plus longtemps politiquement fragmenté (1).
C’est sans doute que le Danube représente à la fois un « concept » fondateur de l’Europe et constitue un exemple matériel dont l’histoire et la géographie permettent d’atteindre une définition concrète de la constitution de l’Europe. C’est un fleuve qui peut de plus s’inscrire dans une perspective beaucoup plus multiculturelle que ceux de l’ouest européen et aider de surcroît à la redécouverte d’un ensemble de pays longuement séparés politiquement de l’Occident.
A vrai dire, il serait faux de laisser croire qu’aucune proposition pédagogique sur ce thème n’a été faite au Conseil de l’Europe. Il serait encore plus injuste de laisser croire qu’il n’existe aucune approche historique, géographique, voire littéraire de cet espace en tant que globalité. La bibliographie donnée en annexe en témoigne.
Il existe même un antécédent au sein du Conseil de l’Europe. En effet, du 21 au 26 novembre 1994, le 66ème séminaire européen d’enseignants qui s’est tenu à Donaueschingen, à l’Académie de formation continue des enseignants, a été consacré au « Dabube - un itinéraire culturel européen » (2).
(Depuis 2021, un Itinéraire culturel a été labelisé : Route du Danube à l'âge du fer)
Ses objectifs et ses attentes étaient exprimés de la manière suivante :
« Le 66ème Séminaire pour enseignants se
proposait de répondre à la question de savoir si le Danube représentait
véritablement un vecteur idéal de la culture européenne; il avait également
pour but d’examiner comment on pourrait exploiter cette voie culturelle à
l’échelle scolaire, notamment par l’organisation d’échanges interscolaires
transfrontaliers. Il s’agissait de déterminer les liens sur lesquels bâtir un
réseau d’échanges articulé autour du Danube en tant qu’itinéraire culturel
européen. »
Le rapport introductif de Mme Andrea Scheichl de l’Université de Vienne a le mérite de présenter le sujet dans son ensemble, même si certains détails doivent être révisés en fonction d’une situation politique qui a déjà bien évolué depuis 1994 :
« Long de plus de 2.800 km, le Danube est le fleuve d’Europe le plus important après la Volga. Il prend sa source non pas dans les hautes montagnes, mais dans un massif de moyenne altitude et, à la différence d’autres grands fleuves européens, son cours est orienté vers l’Est et non vers le Sud. Depuis des temps immémoriaux, le Danube a constitué l’une des principales voies de communication de l’Europe centrale et du sud-est. Il a véhiculé des marchandises, mais aussi des idées et des découvertes. Des Etats se sont créés le long de ses rives, des villes s’y sont établies, et il a été le théâtre d’événements déterminants pour l’histoire de ses pays riverains. Il a souvent servi - et sert encore - de frontière naturelle entre les Etats, mais également de lien entre les hommes qui vivaient le long de son cours. Aujourd’hui, les Etats riverains du Danube sont au nombre de dix. Il y a d’abord l’Allemagne (Baden-Wurtemberg et Bavière) et l’Autriche ( dont il travers successivement trois Länder : la Basse-Autriche, la Haute-Autriche et Vienne). Il suit son cours en passant par la très jeune République de Slovaquie, la Hongrie, la Croatie (la région danubienne est toujours occupée par les Serbes), la Serbie, la Roumanie, la Bulgarie, la Moldavie (sur moins d’un kilomètre le fleuve constitue la frontière du pays avec la Roumanie) et enfin l’Ukraine...Le nationalisme qui s’était emparé des nombreux groupes ethniques vivant sur le territoire a engendré des luttes intestines qui ont atteint leur summum, une première fois au cours de la deuxième moitié du XIXème siècle, lors du déclin de l’Empire ottoman en Europe et une deuxième fois après la première guerre mondiale, lorsque l’Empire des Habsbourg a été disloqué. De nouveaux Etats ont été créés; d’autres ont été étendus. Les Etats du Danube ont connu une vague de démocratisation, certains sont devenus des républiques démocratiques, d’autres sont restés ou devenus des monarchies constitutionnelles. Cependant, les mauvaises conditions économiques ont favorisé l’apparition des dictatures les plus diverses; le fascisme et ses variantes se sont déployés, la militarisation et la radicalisation se firent plus intenses, ce qui a finalement provoqué la 2ème guerre mondiale qui a plongé les populations de la région dans une souffrance inimaginable.Après la guerre, tous les Etats du Danube, sauf l’Allemagne et l’Autriche - où le Danube était encore une frontièr e jusqu’en 1955 - ont été soumis à l’influence de l’Union soviétique, et le rideau de fer a coupé le fleuve en deux. Des systèmes étatiques et économiques radicalement opposés se sont développés de part et d’autre de cette frontière. Les événements de 1989 sont venus bouleverser cette image; avec la chute du rideau de fer, la ligne de démarcation réelle a disparu, mais la diversité s’est maintenue. Les Etats post-communistes ont été et sont encore - confrontés à des problèmes qui leur étaient inconnus tels que le chômage, la criminalité et la drogue. Des conflits internes ont à nouveau éclaté, qui ont mené l’ancienne Yougoslavie jusqu’à la guerre civile.».
En l’absence de proposition vraiment construite, un ouvrage devrait cependant pouvoir servir de fil conducteur au travail préparatoire à cet itinéraire. Il s’agit de l’admirable essai de Claudio Magris « Danube », publié sous le titre orginal « Danubio » aux éditions Garzani en 1986 et traduit en français aux éditions Gallimard en 1988 (3).
Cet ouvrage a de plus l’intérêt d’avoir été également traduit dans
beaucoup d’autres langues européennes et d’exister dans des éditions de poche,
financièrement accessibles à tous. Il s’agit donc plus qu’un point de départ,
mais d’un véritable parcours personnel qui se propose déjà - en tant que tel -
comme un itinéraire européen, ce qui le rend d’autant plus précieux. De plus,
dans la mesure où il découpe l’espace danubien en chapitres, il contient donc
autant de propositions sur lesquels des groupes d’élèves pourraient travailler,
non seulement sur les dimensions historique et humaine qui les constituent,
mais aussi sur la dimension littéraire d’un auteur européen de premier plan qui
fait dans son ouvrage de multiples références à d’autres écrivains, souvent peu
connus en dehors de leur pays d’origine.
Nous serons souvent amené à en citer des passages, mais dans le cadre de cette introduction générale, il nous semblait important de prendre en compte une des remarques les plus générales de ce livre :
« Depuis la Chanson des Nibelungen, Rhin et Danube se font face et se défient. Le Rhin, c’est Siegfried, la virtus et la pureté germanique, la fidélité des Nibelungen, l’héroïsme chevaleresque et l’impavide fatalisme de l’âme allemande. Le Danube, c’est la Pannonie, le royaume d’Attila, c’est l’Orient, l’Asie qui déferle et détruit, à la fin de la Chanson des Nibelungen, la valeur germanique; quand les Burgondes le traversent, pour se rendre à la cour des perfides Huns, leur destin - un destin allemand - est scellé. Le Danube est souvent enveloppé d’un halo symbolique d’anti-germanisme; c’est le fleuve le long duquel se rencontrent, se croisent et se mêlent des peuples divers, alors que le Rhin est le gardien mythique de la pureté de la race. C’est le fleuve de Vienne, de Bratislava, de Budapest, de Belgrade, de la Dacie, c’est le ruban qui traverse et qui ceint - comme l’Oceanos ceignait le monde grec, - l’Autriche des Habsbourg, dont la mythologie et l’idéologie ont fait le symbole d’une koiné plurielle et supranationale, cet empire dont le souverain s’adressait « à mes peuples » et dont l’hymne était chanté en onze langues. Le Danube, c’est la Mitteleuropa germano-magyare-slavo-judéo-romane que l’on oppose souvent avec virulence au Reich germanique, l’oecuménisme « hinternational » que célébrait à Prague Johannes Urzidil, un monde « en arrière des nations ».
J'avais eu l'occasion de consacrer un post à cet auteur, présent parmi les écrivains choisis pour le Pont de l'Europe à Strasbourg et intervenant à la Librairie Kléber de Strasbourg.
La défense de la multiculturalité est un des traits constants de la politique du Conseil de l’Europe depuis des années. Elle se retrouve de manière très concrète dans le parcours des hommes et des femmes qui ont créé cet espace européen et en ont porté témoignage.
A côté du film de Théo Angelopoulos « Le Regard d’Ulysse » qui constitue à sa manière un autre itinéraire danubien, on pourrait citer ce simple paragraphe de l’ouvrage de Milo Dor « Mitteleuropa. Mythe et Réalité » :
« Lorsque, Serbe né à Budapest ayant grandi dans le Banat
yougoslave et la Backa - mon père était à l’origine médecin de campagne - puis
plus tard à Belgrade, je vins pour la première fois à Vienne, j’en découvris
les mauvais côtés. C’était en août 1938. Mes parents et moi partions à Karlsbad
et nous ne restâmes que deux ou trois jours à Vienne pour rendre visite à
quelques familles amies de longue date, entre autres juives, qui étaient
effrayées, bouleversées et totalement désemparées. Il me tardait de quitter
cette ville étouffante quadrillée par des hommes bottés qui, menaçants,
envahissaient les trottoirs, et de la laisser loin derrière moi. Pourtant,
c’est précisément dans cette ville que me ramena cinq années plus tard
l’imprévisible destin, une ville qui s’était toutefois transformée et où, dans
l’intervalle, il s’était passé beaucoup de choses.
Cette fois, ce n’est pas dans
l’automobile de mon père que je m’y rendis, mais comme ancien détenu d’un camp,
dans un train bondé de travailleurs de force surveillés par des hommes armés en
uniformes verts. ..C’est l’expérience que je fis avec une intensité
particulière lorsque je fus arrêté à la fin de l’été 1944 et me retrouvait en
prison avec les opposants autrichiens au régime hitlérien. Il y avait parmi eux
des monarchistes, des communistes et des sociaux-démocrates, mais aussi
d’anciens austro-fascistes qui, désabusés par l’histoire récente, succombaient
tous à une utopie rétrograde qu’ils considéraient comme un rempart contre la
réalité barbare d’un Etat boursouflé par la national-socialisme et qui finit
par éclater comme un abcès purulent. » (4)
Cet ouvrage qui substitue à l’idée
de « patrie », celle de « chez-soi », promène un regard
itinérant sur les appartenances diffuses de la Mitteleuropa, tant sur les rives
du Danube que sur celles de l’Adriatique, mais aussi dans les paysages de la
Toscane ou de la Lombardie où on ne s’attendrait pas forcément à retrouver
l’Europe moyenne.
Enfin, il est clair que si les conflits des pays danubiens issus de l’Ex-Yougoslavie, conflits qui se sont étendus aux pays balkaniques voisins, ont accentué les difficultés d’établir des coopérations transfrontalières et de travailler sur une véritable continuité danubienne - que l’on pense aux usines et aux ponts détruits par les armées alliées durant le règlement militaire du conflit au Kosovo - par contre, des avancées se sont récemment produites en matière géopolitique en ce qui concerne la reconnaissance des minorités.
Les récente évolutions des régimes politiques de la Roumanie, de la Hongrie, voire un peu plus au nord, celle de la République Slovaque, durant ces trois dernières années, évolutions qui ne sont certes pas tout à fait comparables, ont cependant permis de commencer de travailler au rétablissement d’une coopération plus soutenue entre les Etats, à une reprise de contacts entre des minorités - hongroises en particulier - au-delà des frontières et au renforcement du rôle des grandes régions transfrontalières : Pannonie, Espace Trans-carpathique...qui se sont récemment créées sur le modèle des grandes régions de l’Ouest : Saar-Lor-Lux, Fossé Rhénan...C’est aussi au travers de ces coopérations naissantes que l’on pourra sans doute trouver des moyens politiques et des outils économiques pour mettre en oeuvre des coopérations scolaires accrues.
La stabilité démocratique des pays qui bordent le Danube - et donc la stabilité démocratique de toute l’Europe médiane -, de ces pays qui ont choisi la voie de la transition vers une économie de marché, passe par une profonde évolution économique de l’Europe dont les scénarios d’intégration ne font que s’ébaucher avec difficulté, même si le Conseil Européen d’Helsinki a su rétablir une certaine égalité entre les candidats à cette intégration en réparant les erreurs du Conseil de Luxembourg deux ans plus tôt.
Comme le souligne Michel Foucher :
« La vallée du Danube, dans l’histoire de l’Europe médiane, a été un axe économique, politique et culturel important et a puissamment contribué à la cohésion géopolitique, et donc à la stabilité de la zone. A l’heure actuelle, la vallée du Danube redevient un enjeu essentiel pour les pays riverains : Roumanie, Hongrie, Slovaquie, Autriche et sans doute Allemagne. En effet, de nouveaux flux économiques se mettent en place et « l’identité danubienne » tend à resurgir. Ces phénomènes sont tout à fait récents. »...
« Axe de démocratisation, le Danube ?
Pourquoi en écarter l’augure ? C’est en tout cas bien comme cela que le Danube
pourrait servir de support à une stabilité enfin retrouvée de l’Europe médiane.
Dans ce domaine, la référence est bien la vallée du Rhin, support de flux
économiques incessants, de coopérations transfrontalières solides, qui
succèdent heureusement aux batailles d’antan. On est ici loin de compte, parce
que la transition démocratique a pris ici plus de temps qu’en Europe centrale,
qu’elle est même à peine commencée en Serbie et que les questions nationales
restent toujours posées. ce déphasage des évolutions ajoute à l’hétérogénéité
croissante. » (5)
Données exposées :
Présentation
du Conseil de l’Europe
La Convention culturelle européenne
Les Itinéraires culturels du Conseil de l’Europe
Quelques
questions à propos du Danube pour discussion avec les élèves :
Sur ces questions nous citerons à nouveau Michel Foucher :
« Il s’agit plutôt
de comprendre et de peser la portée de l’argumentaire s’énonçant comme
« danubien » qui est mis en avant par les acteurs des pays de
l’Europe médiane, d’en mesurer la réalité, la portée et les limites. De fait,
aucun Etat ne cherche, seble-t-il, à construire aujourd’hui son identité
particulière en se présentant d’abord comme « danubien », alors que
les pays riverains de la mer Baltique, Pays Baltes et pays de la Scandinavie
ont, eux affiché cette appartenance commune, qui sert de point d’appui à des
projets communs dans les domaines de l’environnement, des échanges et même de
la sécurité. Ici, c’est d’abord des représentations anciennes que l’on tient à
dégager : non plus « de l’est » mais du « centre », non
plus « balkanique » mais ‘d’Europe du sud-est ».Ce qui porte les
acteurs est bien l’insertion, chacun pour soi, dans les institutions et les
dispositifs européens .»
Un nouvel
espace économique ?
La Roumanie aux carrefours. La nouvelle Route de la Soie.
Un patrimoine naturel fluvial à protéger ?
(1) Un groupe de travail réuni par l'Amtder Niederösterreichischen Landesregierung à travaillé sur ce thème lors de
trois réunions (la dernière dont nous avons connaissance a eu lieu en mars 1995
et a donné lieu à la publication d’une carte et d’un tableau donnant quelques
caractéristiques administratives). Des recherches ont été entreprises par
l’Université de Lyon. Enfin, un projet de route cyclable, dont il existe au
moins un trajet en Autriche, a été entrepris.
(2) Conseil de la Coopération Culturelle. Système de bourses du CDCC pour enseignants. 66ème Séminaire européen d’enseignants sur « Le Danube - un itinéraire culturel européen ». Donaueschingen, 21-26 novembre 1994. Rapport rédigé par Andrea Scheichl. DECS/SE/BS/Donau (94) 6.
(3) Claudio Magris. Danube, 1988 Gallimard, Paris. (titre original : Danubio, 1986 Garzani)
(4) Milo Dor. Mitteleuropa. Mythe ou réalité, 1999, Fayard Paris. (titre original : Mitteleuropa, Mythos oder Wirklichkeit. 1996, Otto Müller Verlag, Salzbourg)
(5) Michel Foucher. Géopolitique du Danube, 1999. Ellipses. Editions marketing S.A, Paris.
Notes
de lecture
Des poissons sur le
sable de Radu Anton Roman.
Les Editions Noir sur Blanc, 1997, Montricher Suisse. Traduction de Odile et
René Cagnat. Titre original : « Zile de pescuit » 1985.
Note biographique : Né en 1948 à Fagaras, près de Sibiu en Transylvanie, Radu Anton Roman a étudié le droit et le journalisme, et publié ds romans, des recueils de poèmes, des reportages, des critiques de théâtre. « Des poissons sur le sable » a pu paraître en roumain (en 1985) grâce au titre neutre de « L’Hiver sur le port », conçu pour duper une censure paresseuse et routinière. Mais dès la sortie de son livre, l’auteur s’est vu privé de son emploi de journaliste (à 38 ans et 100 kilos, précise-t-il) pour « raisons médicales ». Pendant cinq ans, il a vécu aux crochets de ses amis, puis du travail de la pêche - passion qui s’est révélée brusquement bien utile. R.A. Roman s’occupe aujourd’hui d’édition, de journalisme et d’écologie.
Ce roman constitue une vision de l’intérieur de la vie quotidienne des pêcheurs et des habitants du delta du Danube. Une vie difficile en osmose avec les conditions naturelles contradictoires : hivers rudes et beauté des paysages, pauvreté endémique et vie sauvage profuse et diversifiée, multiculturalisme et oppositions historiques entre les peuples. Nous reproduisons ci-dessous l’introduction qui vise à présenter aux lecteurs qui ignorent encore cette « île » européenne, l’espace dans lequel se déroule cette fresque épique et pourtant intimiste.
« Vaste réserve naturelle de quelque quatre mille cinq cents kilomètres carrés, endroit extraordinairement sauvage, le delta du Danube marque la fin d’un monde en même temps que celle d’un fleuve. Avant de se jeter dans la mer Noire, et après avoir traversé, sur près de trois mille kilomètres, toute l’Europe centrale, de l’Allemagne à l’Ukraine, en passant par l’Autriche, la Slovaquie, la Hongris, la serbie, la Bulgarie et la Roumanie, le Danube y déploie en éventail ses trois bras, Chilia, Sulina et Sfintul Gheorghe, longs d’une centaine de kilomètres chacun.
Entre
ces trois bras principaux, ainsi qu’au sud et au nord, s’entrelace un réseau
infini de canaux, d’étangs, de forêts, de lacs, de déserts de sable, de
marécages, d’îles et d’îlots flottants, dominé par une masse impénétrable de
roseaux. De tout temps, l’homme a répugné à fréquenter ces lieux
inhospitaliers, et aujourd’hui encore, l’île du Delta ne compte guère plus de
quinze mille habitants, dispersés dans des villages isolés. Ni terre ni eau,
mais aussi à la fois terre et eau, le Delta offreau visiteur un paysage d’une
variété hallucinante, où les lianes tropicales côtoient des espaces
désertiques, où les forêts jaillissent du sable au milieu de la jungle d’algues
des lacs, où les fleurs carnivores voisinent avec des insectes étranges, où
l’homme, bien que rare, est en vérité parfaitement intégré à la nature, et où
la vie paraît immuable depuis des centaines, si ce n’est des milliers d’années.
Les
historiens de l’Antiquité, déjà, faisianet état de l’Istre (ancien nom donné au
Danube) et de son delta regorgeant de poissons, ainsi que de la mythique cité
de Leuce, jamais découverte à ce jour. Carrefour de la navigation et du
commerce fuvial pendant deux millénaires, le Delta est devenu, à partir du
XVIème siècle, un refuge pour les malheureux, les persécutés et les vaincus
venus d’Ukraine, de Biélorussie et de Russie. Refuges à la fois sûrs et
inaccessibles, où gibier et poisson se
trouvent en abondance, les minces bandes de terre sablonneuse situées entre
roseaux et lacs ont accueilli aussi bien des cosaques de la Volga et du Dniepr,
surnommés haholi à cause de leurs
crânes rasés, que des lipovènes,
gardines des traditions orthodoxes séculaires, qui ont préservé jusqu’à nos
jours leur calendrier prégrégorien, leurs barbes touffues et certains rituels
religieux et laïques originaux que l’on ne retrouve dans aucune des autres
branches du christianisme.
Si
la principale occupation des lipovènes
est, depuis toujours, la pêche, les haholi
pratiquent, en plus de celle-ci, l’agriculture et l’élevage sur les terres
sablonneuses, et la piraterie ailleurs. Les uns et les autres ont été rejoints,
à la faveur des années de sécheresse, par des Roumains du sud de la
Transylvanie, venus hiverner avec leurs troupeaux de vaches et de moutons, et
dont certains sont devenus pêcheurs, tandis que d’autres préféraient conserver
leur métier traditionnel.
Qui
s’aventure dans le Delta ne manquera pas de deviner que peu de choses y ont
changé. On peut y voir les mêmes barques étroites et noires, unique moyen de
transport, la même pêche périlleuse et solitaire, les mêmss chasses au
sanglier, avec javelot et lasso, les mêmes toits de roseaux, la même autarcie
chaque jour reconquise, la même pesante solitude, dans une nature sauvage que
l’hiver, glaces et brouillard « aidant », rend franchement
inaccessible. Ici, les grandes conquêtes de la civilisation sont les bottes en
caoutchouc et l’électricité, au demeurant fournie de manière intermittente et
parcimonieuse, pour ne pas dire avare, par un Rtat qu’à encore appauvri un
demi-siècle de féodalisme communiste.
Au
lendemain e la mainmise de l’Union soviétique sur la Roumanie en 1945, la mise
en valeur économique du Delta fut prétexte à la création d’un véritable Goulag
roumain, d’une sorte de Sibérie danubienne. Afin de rendre les rosières
exploitables, on a fait endiguer cent mille hectares de marécages par des
dizaines de milliers de prisonniers politiques, astreints au travail forcé. Les
conditions de vie y étaient effroyables, et toute évasion impossible.
pataugeant sans cesse dans l’eau et la boue, harcelés par les moustiques, les
taons, les sangsues, les serpents, les larves, les parasites, décimés par la
faim, l’épuisement, le choléra, la malaria, la dysenterie et la torture, en
même temps qu’ils détruisaient, bien malgré eux, le Delta.
Sous
Ceaucescu, dans les années 1980, commença la seconde étape de l’
« aménagement » du Delta. Il devait être endigué à 80% de sa
superficie et transformé en polder à vocation agricole. De grands lacs de
mille, voire deux mille hectares, tels Furtuna et Gorgova, devaient être
asséchés. Il s’agissait à la fois d’un crime écologique, d’une atteinte à
l’écosystème, mais aussi d’une aberration économique, les dépenses
qu’exigeaient l’assèchement, l’endiguement, le transport, l’entretien, la
récolte et la désalinisation dépassant de très loin les possibilités d’une
économie déjà exsangue.
Mais
quelque chose de pire encore a bien failli se produire : à la suite d’une étude
géologique erronée, on avait cru déceler des métaux nobles dans les sols sablonneux situés entre les bras Sulina et Sfintul Gheorghe, où l’on a donc
installé, au prix de nouvelles et abyssales dépenses, une carrière
d’exploitation, une usine de traitement du sable, des immeubles, et plusieurs
fosses géantes pour y « laver » le sable...à la soude caustique ! On
imagine les conséquences qu’auraient entraînées pour le Delta et pour ses
habitants - hommes et animaux -, ces lacs de soude creusés dans le sable...
Vers
1987, on a cependant fini par s’apercevoir que le sable du Delta n’avait rien
de particulier, et qu’il coûtait trois fois plus cher à extraire et à
transporter que celui de n’importe quelle autre rivière du pays. Les travaux
n’en ont pas moins continué, par crainte de l’effet dévastateur qu’aurait eu -
sur le pouvoir - la révélation de la vérité.
Les
événements de décembre 1989 ont donc sauvé le Delta d’une mort certaine et
irréversible. Si les zones immenses
entourées de digues ne sont plus que des déserts sans vie, dont la vue
remplit d’horreur quiconque les contemple, s’il est probable que la
réhabilitation écologique du Delta durera plusieurs dizaines d’années et que
son coût sera supérieur aux prévisions les plus pessimistes, la création d’une
Réserve de la biosphère, abritant plus de cent espèces de poissons, trois cents
espèces d’oiseaux et des milliers d’espèces de plantes et d’insectes - dont les
Européens eux-mêmes, malheureusement, sont loin de mesurer la portée... »
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