André Horvath, modérateur. L'Europe, un patrimoine commun. Introduction aux débats et réactions des intervenants. Sibiu 1998.
Sibiu. Cliché MTP.
Le travail développé
par le Conseil de l’Europe en matière de « patrimoine » et de
« société » soulève la question du patrimoine des minorités, du
patrimoine des ethnies dispersées, de la reconstitution des liens et des
continuités historiques à travers l’Europe. Le débat se situe sur le plan des
valeurs éthiques qui tend à promouvoir le Conseil de l’Europe dans son ambition
paneuropéenne.
Modérateur :
Introduction des
débats
Monsieur
le Directeur, mesdames et messieurs, je propose donc de commencer cette
table-ronde. Il y a auprès de moi Madame Ana Blandiana, connue en tant que
poète et en tant que personnage de la vie publique roumaine, Monsieur Daniel
Thérond, Directeur de la Fondation Européenne des Métiers du Patrimoine et
Monsieur Claude Karnoouh. Ma tâche est de donner la parole aux autres et je ne
vais introduire ce débat qu’en posant quelques questions ou en soulevant des
interrogations. Je vous avoue que j’avais pensé dès le début à circonscrire
d’avantage le débat en ce qui concerne la situation du patrimoine en Roumanie
et que nous descendions d’avantage au niveau de la réalité pratique et plutôt
festive, du quotidien et du réel. J’aimerais bien toutefois que l’on me pose
des questions et que l’on revienne éventuellement aux interventions que l’on a
écoutées ce matin ou hier.
Je citerai une phrase de Valéry qu’il inscrit dans la bouche d’Eupalinos l’architecte. Je cite de mémoire : « A force de construire, je me suis construit moi-même ». On a souvent parlé au cours de ces deux journées, de cette vocation du patrimoine de construire, mais aussi de la nécessité de construire ou de reconstruire l’idée de patrimoine. La première question que je lancerai donc : quelle est l’idée du patrimoine en Roumanie aujourd’hui ? Dans quelle mesure est-elle en train d’être reconstruite? Je souhaiterais vraiment que l’on y revienne. Quelles sont les attributions respectives des pouvoirs publics et de la société civile. Comment la question de la propriété et de la responsabilité des uns et des autres peuvent être partagées ? Qui est finalement le propriétaire du patrimoine dans ce sens très large que l’on peut attribuer à ce mot ? Je ne cache pas que l’idée qui sous-tend cette question, pour moi tout au moins, c’est que dans les conditions où nous vivons, c’est sans doute d’abord la responsabilité des pouvoirs publics avec leurs devoirs, leur implication et leurs attributions. Mais sans une implication assez massive et réelle des communautés locales, des gens, des personnes, il y a peu de chance, je crois, que dans les années qui viennent, le patrimoine soit vraiment bien géré, protégé et que son avenir soit dans ce sens assuré. Quelle est dans ce sens la dimension spirituelle que la société accorde à l’idée de patrimoine ? Est-ce qu’il y a une contradiction entre l’origine et/ou l’appartenance à une ethnie, à une culture dans cet espace où nous sommes et à sa perception, son acceptation au niveau national. Un spécialiste que j’avais interrogé à ce sujet me disait qu’un objet de patrimoine, ici, en Transylvanie surtout, appartient d’abord ou peut appartenir à un culte, ensuite à une culture liée davantage à une ethnie et à un niveau supérieur, à la Nation, à tout ce que représente aujourd’hui la Roumanie.
Est-ce
que vraiment ces origines diverses déjà évoquées au cours de ces deux journées
coexistent d’une façon harmonieuse, d’une façon constructive ? Est-ce qu’elle
facilite plutôt la cohésion, l’intégration sociale comme on en a déjà parlé ou
y-a-t’il des confrontations, des dissensions au sujet de l’idée de patrimoine ?
Je vais donner deux exemples à ce sujet. Je viens d’apprendre avec beaucoup de
satisfaction que la décision avait été prise de restituer le Monument d’Arad
érigé il y a cent ans en l’honneur des généraux hongrois exécutés à la fin de
la Révolution de 1849, dans la ville d’Arad. C’est un symbole très puissant du
patrimoine hongrois dont la restitution, la remise en place n’avait pas été
possible jusqu’ici, même depuis la chute du communisme. J’ai essayé moi-même
d’intervenir dans ce sens. Mais ces efforts ont été brutalement bloqués en
1991. Le deuxième exemple heureux, c’est la place centrale de Cluj où des
fouilles archéologiques avaient été entreprises. Ces fouilles continuent
encore, même si les autorités compétentes en la matière ont pris de décisions
de les fermer et de rétablir à la place son intégrité qui avait beaucoup
dérangé les gens. Voilà donc quelques questions que je formule pour continuer
et ouvrir la discussion.
Monumentul Libertății, Arad
Mme Ana Blandiana :
Tout
d’abord je voudrais préciser que je ne me trouve pas ici pour parler en tant
que poète, mais bien plutôt en tant qu’initiatrice d’un projet qui date de six
ans et qui a été réalisé sous l’égide du Conseil de l’Europe. C’est un projet
qui, je le crois, se situe avant la lettre dans le cadre très large de ce grand projet de « patrimoine
commun ». Il s’agit du Mémorial des Victimes du Communisme et de laRésistance de Sighet, au Nord de la Roumanie, un lieu où il y avait une très
célèbre prison stalinienne où ont été exterminées les élites roumaines d’entre
les deux guerres. Et je considère que ce projet - que le Conseil de l’Europe
m’a fait l’honneur de considérer parmi les exemples de lieux de mémoires
européens avec Auschwitz et le Mémorial de la paix de Paris - est un phare du
patrimoine européen et de la mémoire de toute l’Europe. Je crois en effet que
la souffrance est à considérer comme un cas de patrimoine et dans la mesure où
la souffrance de l’Est est comprise de l’autre partie de l’Europe, elle devient
en effet un patrimoine européen. Une définition possible du patrimoine est
justement : ce qui reste d’une histoire toujours provisoire. L’histoire est une
succession de crises entre lesquelles l’humanité se trouve toujours prise en
état de transition. Quand je dis crise, j’utilise ce mot dans le sens
étymologique à partir du grec : juger, analyser. Sighet et son mémorial est un
lieu de mémoire, un lieu de l’analyse de l’histoire du dernier demi-siècle et
de la souffrance de l’Est européen. Et le Mémorial qui a été organisé là - et
qui est visité par cent cinquante personnes de diverses nationalités chaque
jour - est un lieu de méditation sur nous -mêmes. Il a d’abord été pensé comme
un musée du goulag roumain et d’autre part comme un centre international de
dialogue et des études sur le communisme et chaque année, se retrouvent là dans
un grand symposium, trois cents historiens de l’Europe de l’Est et des
spécialistes du monde entier. Ce qui me semble vraiment important, c’est que
les jeunes qui viennent là (écoles de paix avec les jeunes) découvrent un lieu
de patrimoine qui les conduit à l’étonnement. La méditation sur le manque de
sagesse de l’histoire m’apparaît comme
la conclusion la plus constructive que
nous pouvons tirer de notre passé, parce que le monde a essayé d’être plus sage
et que nous devons être sages ensemble.
M. Andor Horvath :
Ce sont en effet des pensées que ce mémorial inspire et dont les traces se retrouvent déjà dans la culture et dans la pensée roumaine, et même dans la vie publique roumaine. On peut donc affirmer qu’après ce que nous appelons la victoire de l’opposition, c’est à dire le changement de gouvernement en 1996, le geste que l’on a entrepris à Sighet a pris une valeur symbolique encore plus extraordinaire.
M.Daniel Therond :
Pour revenir sur ce que nous avons entendu durant ces deux jours, j’ai l’impression que nous avons parcouru un album de photographies de famille; des photographies récentes et des photographies sépias venues du passé. Je pensais que lorsque l’on voit cet exemple de Sibiu, avec ses références architecturales que l’on pourrait retrouver dans d’autres parties de l’Europe, avec ses cultes et ses communautés diverses, cela ne fait que conforter cette idée qu’il s’agit d’une vraie famille européenne. Même si on ne sait pas très bien où elle s’arrête, on peut avoir l’impression, comme le disait Claude Karnoouh ce matin, que les Guerres Mondiales qui ont eu lieu ont un aspect de guerre civile. Je crois que c’est un des intérêts de ce colloque, de voir, à travers des éclairages très différents qui ont été portés sur l’urbain, sur l’image, et sur bien d’autres aspects, qu’il y a une sorte de famille derrière ce patrimoine. Cela rend donc encore plus nécessaire de s’interroger avec courage au tournant de siècle sur la place du patrimoine.
AloïsRiegl avait posé au début du siècle une interrogation sur les fonctions qu’une société attache au patrimoine. Il avait marqué la fonction de commémoration et la fonction d’usage actuel, avec la notion des valeurs d’usage. Le débat que nous avons aujourd’hui porte bien entendu sur toutes ces notions. Nous avons entendu des exposés sur la commémoration et en particulier sur les Mausolées et là il faut se demander jusqu’où doit aller la valeur de commémoration à l’heure actuelle. Un chanteur français disait : « le sang sèche vite en entrant dans l’histoire ». C’est terrible quand on oublie si vite certaines horreurs, certains drames, car on peut se dire qu’ils peuvent toujours revenir. Mais il faut aussi être clair sur la notion de mémoire. Paul Ricoeur introduit des nuances dans la notion de « devoir de mémoire ». Les différences entre l’amnésie, le devoir de mémoire et le devoir d’oubli. Le devoir de mémoire s’impose pour que le sang ne sèche pas trop vite, que l’on sache que certains drames peuvent revenir, que des événements peuvent se reproduire et les personnages démoniaques resurgir. La mémoire a alors peut-être un rôle pédagogique. Encore qu’on peut se demander, par delà même les insuffisances du système éducatif, si les jeunes générations savent toujours interpréter leur passé, pour éviter certains retours. C’est justement autour du patrimoine, que l’on peut essayer d’assurer cette culture de la mémoire. Mais faut-il commémorer éternellement certains faits, certains événements ? Ne faut-il pas passer aussi au devoir d’oubli, notamment à propos de certaines querelles des diverses branches de la famille européenne et des divers cousins ? C’est vrai que dans nos sociétés rurales et urbaines, l’habitant déteste souvent son voisin, ses neveux et ses frères. C’est dans la nature humaine.
N’y a t il pas cependant un moment où il faut tirer un trait, sans oublier, sans gommer. Je ne veux pas dire que les valeurs de commémoration doivent forcément être abandonnées aujourd’hui. Et peut-être seraient-elles dangereuses si on ne voyait dans la fonction du patrimoine, que la fonction de la commémoration. En examinant la valeur d’usage, on peut peut-être parvenir à aborder un autre débat qui est celui de « l’ici et maintenant ».
Il y a deux notions différentes : la récréation et la recréation. La récréation touche à l’idée de l’industrie culturelle. Lorsque le patrimoine est utilisé comme un objet de développement économique, ou comme un objet d’attraction touristique. Quand il devient un élément important du développement local, créateur d’emplois. Mais en même temps, il faut avoir en tête que le patrimoine n’est pas uniquement un instrument des industries culturelles, mais que c’est aussi un cadre de vie. Mais disons que la récréation concerne toute cette activité autour du tourisme et au moment où on voit cette valeur d’usage là devenir importante, il faut bien entendu s’interroger sur l’idéologie des organisateurs de la récréation et sur ce qu’ils vont « raconter » sur le patrimoine.
Le spectre de la commémoration se profile à nouveau. Qu’est-ce que tous ces gens vont raconter, en particulier avec le pouvoir fantastique du multimédia qui ouvre une porte infinie sur la connaissance. Est-ce qu’on va avoir cette illégitimité de l’intelligible dont nous parlait Claude Karnoouh et tomber dans la vacuité ? Je ne veux pas par là condamner le multimédia et les outils de la diffusion, mais c’est un débat qui est essentiel. On fait le paris de valoriser des lieux de mémoire organisés, mais qu’est-ce qu’on y racontera en définitive. C’est un problème déontologique. Et si on passe maintenant à la de recréation - je me situe là sur les terrains de M. Lopez ou de M. Krieger -, il faut mettre en avant l’idée que ce patrimoine est un héritage des expressions de tout un ensemble de communautés à un moment t. Ces expressions constituent effectivement des pôles de l’excellence. D’ailleurs il serait intéressant de faire pour les lieux de mémoire européens un itinéraire des lieux de l’excellence et non pas seulement des lieux de l’horreur. On commémore l’horreur, certes et je n’entrerai pas dans le débat de savoir si les lieux de patrimoine sont seulement les lieux du pouvoir religieux ou civil, chacun a son sentiment. Pour ma part, je n’aurais pas l’analyse radicale de M. Krieger. Peu importe qui a finalement « commis » ce patrimoine. Par delà même ces lieux d’exception qui ont été des lieux de pouvoir, quasi étouffants, il y a tout le tissu urbain et toute la vie rurale. Il y a surtout dans tout ce tissu urbain qui constitue un lieu où ceux qui ont créé le patrimoine, matériellement et non pas seulement les initiateurs intellectuels, les décideurs et les financiers, ont eu une forme de mépris pour les manuels. Les manuels, on les oublie éternellement. C’est très juste. Mais il existe une chance de créer ensemble aujourd’hui autre chose pour « habiter ensemble ».
Dans une perspective européenne, c’est en effet un des grands enjeux d’aujourd’hui que de savoir habiter. Est-ce que le travail sur patrimoine ne constitue pas une manière de se demander comment habiter, comment mieux habiter et comment mieux assurer le lien social entre les habitants de la cité ? Comment habiter l’espace dans le monde européen actuel qu’il soit urbain ou rural. Et ceci pas forcément dans la concentration urbaine, mais aussi dans la reconquête du milieu rural. Les nouvelles formes de la vie sur les territoires présentent des dimensions économiques. C’est dans cette dimension là que l’on rentre vraiment dans la définition du patrimoine. Dans des pays comme la Roumanie, ce sont des questions que l’on arrive à se poser, par delà peut-être tout ce qui peut être la commémoration, du drame et la perception de l’espoir qui est derrière le patrimoine, il y a cette idée de savoir comment habiter l’espace qui nous a été donné.
Si
il y a un patrimoine aujourd’hui, c’est parce que des générations antérieures
ont su habiter, ou on su trouver les moyens d’habiter. Résister à
l’environnement, aux intempéries, au soleil, au froid. Avec des matériaux
adaptés. Il y a l’idée du « comment habiter l’environnement ». Le patrimoine est à cheval entre le rapport
de l’homme à la nature et à l’autre homme et dans le respect de la nature et de
l’autre. Ce sont des questions qui nous occupent. C’est sans doute ce qu’est
aujourd’hui l’idée de patrimoine, par delà même l’idée de commémoration.
Bucarest. Aux héros de la Révolution. Cliché MTP.
M. Andor Horváth :
Merci
monsieur le Directeur. Je suis particulièrement heureux que vous ayez évoqué
l’idée de commémoration, cette fonction du patrimoine qui revient dans la
Roumanie post-communiste à ses racines, à sa vocation mais en même temps qui
peut donner quelques inquiétudes à ceux qui regardent de près ces phénomènes.
Dans leur réalité, il y a beaucoup de banalité, de rituel qui tend à se répéter
et à s’user dans cette mode de la commémoration. Je pense à ce propos à
l’obligation de nos chercheurs
d’entreprendre des travaux qui porteraient exactement sur la réalité
dans la vie du patrimoine dans le présent de la Roumanie, justement pour avoir
des conclusions qui peuvent ensuite être incluses dans une stratégie des
pouvoirs publics concernant ces questions tout autant que dans l’action que la
société civile entreprend. Monsieur Katnoouh, des commentaires ?
M. Claude Karnoouh :
Vous
avez posé une question sur le patrimoine en Roumanie. Vous devez être conscient
que la Roumanie aborde une nouvelle époque de sa vie. Elle en est au début et
vous avez pour nous occidentaux une expérience que nous devons cueillir. Vous
devez faire face à un risque énorme en ce qui concerne votre patrimoine. Il
faut que vous en soyez conscient. Parce que le monde économique est à l’affût
de toutes les occasions, pour prendre des bénéfices, pour tirer des profits
d’opérations immobilières qui vont atteindre vos villes. Qui vont atteindre le
patrimoine, comme l’expérience de Lisbonne vous l’a montré. Si nous n’avions
pas fait notre travail sur nos vieux quartiers, sous la poussée immobilière,
les transformations auraient fait table rase du patrimoine. Et si j’ai quelque
chose à vous dire de notre expérience, c’est cet appel à une attention accrue.
Je voudrais aussi dire ma surprise de ces journées du patrimoine ici en
Roumanie. J’ai vu des personnes. J’ai perçu l’engagement des municipalités dans
les faits, dans les choses extérieures, mais j’ai aussi senti le manque de
personnes responsables des villes dans les débats organisés ici. C’est eux qui
vont avoir le principal rôle de défense du patrimoine. Les organismes centraux
ont leur rôle à jouer, mais les responsabilités reviennent en grande partie aux
élus, aux communautés locales. Donc, ce n’est pas uniquement à l’administration
centrale qui doit s’en charger. Néanmoins, j’observe que la presse et la
société civile en général ont leur rôle
à jouer et que nous nous comportons souvent avec laxisme, avec un manque de
sévérité dans l’application de la loi telle qu’elle existe. Cela vaudrait tout
un débat.
Intervenant, Direction de la nature et des paysages au Ministère français de l’Aménagement du territoire et de l’environnement :
Un
point de vue n’a pas été très développé dans ce colloque. On n’est pas beaucoup
sorti en effet de la ville et des espaces urbains et la principale
préoccupation de la Direction où je travaille, c’est l’application d’une loi
qui a été rédigée en son temps (1906 revue en 1930) dans un sous-secrétariat
aux Beaux-arts, rattaché à l’Enseignement. Le Ministère de la Culture français
ne date en effet en France que d’André Malraux en 1962, lorsque le général De
Gaulle était au pouvoir. Je vais vous donner l’exemple d’un praticien, puisque
je suis Chef au bureau du paysage dans cette Direction. D’abord je vous
donnerai trois exemples qui sont en rapport avec la modernité. Je peux rassurer
les Roumains du point de vue de la modernité, ils ne sont pas du tout en retard.
A Marseille, je faisais il y a quelque temps la photo d’un des rares hôtels
particuliers du XVIIIème siècle que la Révolution n’avait pas détruit, parce
que les hôtels particuliers nobles de Marseille ont été systématiquement
détruits en 1793-1794, sauf un ou deux. Je photographiais cette façade et il y
avait des jeunes autour de moi qui m’ont demandé : « pourquoi vous faites
une photographie de cela ? » « C’est beau, c’est intéressant leur
ai-je répondu ». « Oh vous savez, Marseille est une ville
commerçante, on a toujours détruit pour rebâtir », sous entendu cela n’a
aucune importance. Je n’ai pas continué la conversation, mais j’aurais pu leur
dire : Bordeaux est aussi est aussi une ville commerçante. Mais c’est une ville
fabuleuse qui a conservé son patrimoine.
Deuxième exemple : je visitais une bastide du Sud-Ouest dans le cadre d’un colloque organisé par l’ICOMOS et il y avait une petite maison à pans de bois proche de la campagne. Cette maison était digne d’être classée monument historique. Elle était en mauvais état. Et je me mets à photographier. Et les gens qui étaient là appellent une très vieille dame qui était présente. « Regarde il y a un monsieur qui photographie ta maison ». Et la vieille dame dit « oh ma maison, pour ce qu’elle belle... »
Et le troisième exemple va vous faire encore plus peur. Je visitai le musée des Beaux-Arts de Dijon et je vois un tableau représentant Saint-Sébastien. Des jeunes qui passent à côté me disent: « qu’est-ce qu’il a pu bien faire celui-là pour qu’on lui fasse ça ». Alors je rebondis sur cette perte de connaissance de l’antiquité et de la connaissance religieuse qui fait qu’un jeune de nos générations, mais surtout des générations des vingt ans quinze ans douze ans, ne comprendra bientôt plus rien aux tableaux ou aux sculptures qu’il verra si on n’y prend pas garde. Il sortira du musée en ayant vu des oeuvres et finalement, il n’y aura rien compris. Ce n’est pas faute d’avoir entrepris de protéger ce qui nous restait après la Révolution. Car malheureusement, à chaque fois que des lois sont sorties en France, c’était suite à une période de fortes destructions. Et la loi que j’ai le plaisir d’appliquer en France remonte à 1906 : c’est une transposition sur les sites des lois qui avaient été déjà prises sur le patrimoine monumental. C’est-à-dire les cathédrales, les châteaux... Et on a commencé à classer des cascades, des arbres intéressants, des rochers importants, des fontaines et peu à peu on s’est mis à penser qu’il fallait classer plus large. Et surtout qu’il fallait que la volonté de l’Etat s’impose aux collectivités locales.
Il y a dans les débats parlementaires de la loi votée le 2 mai 1930 quelque chose qui nous fait rire maintenant parce que nous faisons exactement le contraire - et justement par décision des parlementaires - il y a un rapporteur qui dit : nous ne pouvons plus laisser aux communes la responsabilité de la sauvegarde de leur patrimoine naturel et paysager. A partir de 1982 en France, on a fait tout le contraire: l’Etat recule et ce sont les communes qui ont la maîtrise de leur patrimoine. C’est du moins ce qu’elles souhaitent. Et nous avons souvent de plus en plus de mal à protéger des sites. Nous avons en France 2700 sites classés dont 250 sont des arbres qui vont certainement mourir, si ils ne sont pas déjà morts. Et parmi ces sites, qui peuvent être de caractère artistique, c’est-à-dire en relation avec des artistes peintres, des maisons d’écrivains, comme la maison de Mauriac ou la maison de Monet , la Montagne Sainte-Victoire, nous avons des sites de caractère historiques. Il y a la clairière des fusillés en Normandie, Chateaubriand, le champ de bataille, les sites de caractère scientifique. Ce sont souvent des parcs naturels, mais il y a une autre loi qui a repris cela du point de vue des caractères écologiques. Nous avons le caractère légendaire, le souvenir d’une légende : je ne vais pas citer Dracula ici. Il y a des sites de caractère pittoresque qui constituent finalement la grande majorité, parce qu’ils sont beaux, tout simplement. Ils sont pittoresques. Ces sites sont de plus en plus grands et on finit par nous reprocher de classer. On a calculé que la surface bâtie en France en 1800 représente 3% de la surface bâtie en France actuellement. C’est pourquoi avec une croissance aussi exponentielle, nous sommes obligés de prendre les devants et nous sommes obligés parfois de nous arrêter de réfléchir, de plus nous demander ni pourquoi, ni pour qui nous prévoyons de classer. Nous classons. Et après nous réfléchirons, parce que bien sûr, le classement ne veut pas dire que le site va s’arrêter de vivre. Mais d’un côté, il sera sous surveillance de l’Etat, des localités, des collectivités locales, que nous mettons justement par cette décision de classement au travail pour savoir ce qu’elles vont faire de leurs sites. De plus, nos sites classés - et nos sites inscrits, qui sont moins protégés - deviennent des lieux d’excellence dont nous parlions tout à l’heure, parce que ce qui s’y fait doit être bien fait, dans le respect parfois un peu intégriste des traditions locales, mais de préférence par des artisans. Là, nous conservons les techniques, les savoir-faire, nous encourageons leur transmission et nous employons des spécialistes pour le faire. Cela nous évite parfois des ruptures brutales, ces bâtiments qui sont une plaie dans le site, autant que peut l’être une démolition intempestive dans une silhouette de village, même si on ne reconstruit rien à la place, sachant que ce qu’on démolit est définitivement perdu. Mais même un juge, quand la démolition est illicite, hésite à demander la reconstruction. Ce ne sera en effet jamais la même chose. Quand on construit mal, il est extrêmement difficile ensuite de démolir et même quand c’est illégal souvent, les juges n’ont pas forcément le courage d’ordonner la démolition, sachant que la façon de construire maintenant bouleverse la plupart du temps tellement le terrain qu’on ne retrouve jamais l’état d’origine. Je voulais vous faire part de ces préoccupations qui sont celles du quotidien de mon bureau de mon service et je suis à votre disposition pour toute autre précision.
M. Andor Horvath :
Merci, nous continuons notre débat.
Mme. Michele Maxim, Architecte
Bucarest :
Je
voulais dire que j’aime beaucoup les monuments architecturaux et que depuis
plus de 30 ans je fais de photographies de ces monuments. Je détiens quelques mille diapositives. Une
partie de ces monuments n’existent plus, surtout à Bucarest, et je considère
que ce sont des documents très importants car la mémoire de la pellicule peut
les retenir bien plus longtemps que la mémoire de la pensée et peut les montrer
bien mieux que ne le ferait une simple histoire orale. J’ai présenté des
conférences avec ces diapositives dont certaines nécessiteraient déjà d’être
restaurées. Je peux vous dire que cette année j’ai participé au Congrès de
l’Union Internationale des Architectes, à Beijing où j’ai présenté ces images
et de la musique symphonique enregistrée pendant une heure, musique symphonique
roumaine en commençant par la première rhapsodie de George Enescu et je peux
vous dire que cela a beaucoup plu. Il y a eu beaucoup de photos des monuments
architecturales de Roumanie, avec des préférences toute particulière pour les
photos qui présentaient également des paysages. L’intervention s’appelait
« La spécificité de l’architecture et le milieu naturel en
Roumanie ». A mon opinion, c’est également un moyen de présenter le
patrimoine architectural de la Roumanie et je crois que je pourrais faire aussi
des cassettes audio en langues étrangères (français, anglais) qui pourraient
accompagner cet exposé. Dans la mesure où cela intéresserait.
Mémorial de Sighet. Cliché MTP.
M. Andor Horvath :
Merci
madame l’architecte, espérons que le personnes responsables dans ce domaine
vont retenir vos suggestions. Y-a-t-il encore d’autres remarques ?
Mme Zoe Petre :
Je
veux revenir sur la question des responsabilités dans le domaine du patrimoine.
Parce qu’il me semble que le fait d’idéaliser les communautés locales par
rapport au pouvoir central est tout aussi dangereux que d’exercer un pouvoir
absolu et central, sans consulter les gens du lieu. Je vais vous donner deux
exemples. Comme j’ai déjà dit hier, j’ai passé le plus clair de ma jeunesse à
effectuer des fouilles à Istria où il y a un village dont les habitants non
seulement connaissaient le monument, mais qui gagnaient leur vie en travaillant
pendant les étés et avec une certaine connaissance du sujet, parce que nous
étions tous des universitaires désireux de faire partager notre savoir. Mais
ces gens qui avaient tous compris quelque chose sur le monument, cela ne les
empêchait pas le 1er mai, quand nous n’étions pas là, de fêter la fête du
travail sur le site et chaque fois, quand on rentrait, on retrouvait des
dégâts. C’est peut être un mauvais cas dans la mesure où le village d’Istria ne
se sentait pas apparenté à la colonie grecque, d’accord, mais vous savez bien
que dans le cas de la grande place de Cluj ce sont les autorités locales qui
font le plus de mal et les autorités centrales qui essaient de les calmer. Je
dirais qu’il y a un travail de pédagogie des communautés, et que la situation
doit être vue comme nécessitant un arbitrage chaque fois qu’il y a des
divisions. Je ne dirais pas seulement des arbitrages ethniques. Il y a des
divisions politiques.
Rome. Stratification des époques. Cliché MTP.
Il
y a des gens qui veulent conserver un monument qui leur semble important en
raison de leurs convictions politiques. Si vous parcourez le pays, vous allez
voir le nombre de villes de Roumanie dans lesquelles - et pas seulement par
négligence - ont a gardé des noms célébrant les dates importantes de la période
communiste . Et en 1990 lorsque l’on a changé ou rechangé le nom de la ville du
13 décembre, il y a eu une protestation du syndicat des typographes. Ils se
sentaient insultés dans ce qu’ils pensaient être leur identité. Là où il y a
conflit, il faut absolument prévoir des éléments et des actions parce que sinon
on génère des rancœurs. Les communautés ne sont pas si différentes des nations.
M. Andor Horvath :
Je suis parfaitement d’accord avec vous madame le professeur. Et sans doute l’idée de la pédagogie sociale doit être entreprise. C’est une des conclusions peut-être de ces deux journées. Sans une participation de la classe des enseignants de l’école, des autorités compétentes, les choses ne pourront pas être entreprises. Mais les manuels scolaires vont s’adapter à l’époque où nous vivons et le processus ira certainement de plus en plus vite.
Intervenant français
:
Juste une précision pour aller dans le sens de la remarque
de Mme Petre. Des absents de ce colloque sont les représentants d’associations,
qui ne sont pas des administratifs comme je le suis, des élus comme sont les maires ou autres responsables locaux,
mais qui peuvent avoir leur indépendance
par rapport aux questions de politique. Personnellement je dépends aussi des
autorités politiques, dont le langage peut changer et s’imposer à moi, avec le
prochain gouvernement. Et les élus c’est
la même chose. Les associations que nous connaissons en France ont une liberté
qui leur permet d’abord de rencontrer chaque ministre l’un après l’autre, sans
distinction de force ou de courant politique. Et ils représentent leurs
adhérents qui peuvent venir de tous les horizons, de toutes les professions et
qui, chacun apporte, surtout lorsque les associations peuvent se fédérer au
niveau national, chacun apporte sa pierre à l’édifice. Les associations ont
réussi des choses extraordinaires en matière de conservation du patrimoine,
simplement en lançant une campagne d’information, concernant une construction
qui allait disparaître ou qui allait se créer quelques part. Il ne faut pas du
tout négliger, et bien au contraire utiliser dans ces pays de l’Est qui ne
connaissent peut-être pas nos mouvements associatifs, cette force de
contre-pouvoir...
M. Andor Horvath :
Merci
beaucoup.
M. Claude Karnoouh :
J’ai
assisté depuis presque trente ans à la destruction de l’habitat rural. Je suis
tout a fait opposé de laisser les paysans dans des réserves. Mais je pense
qu’une bonne pédagogie et une incitation financière que l’ancien régime ne
donnait pas, en restant dans un éloge symbolique du paysan éternel, pourraient
permettre de conserver les formes tout en permettant des mutations dans ces
formes, en modernisant. Car je n’ai pas à dire moi-même : vous devez vivre dans des maisons de terre
battue et quand je vis pour ma part dans un appartement confortable. C’est un
problème de pédagogie et un problème de loi. Puisque Mme Petre est à la fois
professeur d’université, mais aussi conseillère du Président de la République,
le problème entre autres des paysages et de l’architecture des gens me semble
moins une prise de lois que l’application des lois. On est en train de vivre
autour de Cluj la démolition du paysage du lac de Parmiza et ce n’est qu’un
exemple. Avec le temps on laisse
détruire un paysage qui ne manquait pas d’intérêt dans cette montagne. Or,
depuis 1990, ce lac est entouré de maisons, de palais, de chalets suisses, de
bungalows, de cabanons comme on dirait du côté de Marseille et bien sûr sans
loi sur les écoulements des eaux usées, dans ce lac qui alimente la ville de
Cluj. En fait il ne manque pas de lois, le problème est qu’elles ne sont pas
appliquées. Donc avant d’en créer de nouvelles, il faudrait simplement les
faire appliquer. Ce sont ce que j’appellerai les actes minimum de la
conservation. Les deux jouent ensemble.
Intervention du Forum
Allemand de Roumanie :
Je
parle roumain et j’interviens de la part du Forum Allemand de Roumanie. Je suis
un peu triste que la voix de ceux qui ont bâti cette ville et ce palais dans
lequel j’ai l’honneur de participer à une discussion aussi belle, disons que
ces voix ne se font pas entendre. Une association est présente et une pédagogie
existe également. Je sais que Madame Berza et le Ministère de la Culture
luttent depuis longtemps pour commencer une action - modèle ou pas - de
restauration d’envergure. Le Forum des Allemands veut vous assurer qu’il fait
tout ce qu’il peut pour que les presque 7.000 maisons du vieux centre de Sibiu
soient restaurées. Avec certaines capacités techniques et intellectuelles
venues de l’Allemagne ou simplement locales. Nous allons utiliser toutes nos
énergies pour faire cela au profit des locataires roumains. Le premier
septembre ont commencé les travaux pour accomplir le projet de restauration de
la ville historique. Après on verra si
le projet peut dialoguer avec les autorités européennes qui peuvent être des
sponsors pour un tel projet et si ce projet peut dialoguer avec des grands
sponsors comme la Banque Mondiale ou des Grands Consortiums. Le groupe
technique veut apporter des sponsors, je
vous assure aussi de cela.
Mme Ana Blandiana :
Je
m’excuse d’intervenir beaucoup, mais je voudrais ajouter quelque chose. C’est
entièrement clair qu’à Sibiu, il y a une culture allemande. Mais je crois qu’il
faut sauver et maintenir en Roumanie pas seulement le patrimoine allemand. Je
crois que tout le monde connaît la manière dont la minorité allemande de
Roumanie dans les dernières années Ceuşescu a été vendue contre des sommes
d’argent liées à la valeur de chaque personne. C’est-à-dire les intellectuels
étaient plus chers que des gens moins éduqués. A cause de choses comme cela, la
minorité allemande s’est donc très réduite en Roumanie. Mais je rêve toujours à
ce que les organisations européennes et les grands sponsors mondiaux pourront
faire revivre et pourront permettre de
reconstruire des traditions ethniques qui ont perduré. Je pense par exemple aux
villages avec des églises superbes près de Sighişoara. Et bien on ne peut pas
laisser - même d’un point de vie architectural - disparaître ce patrimoine
humain. Il faut des festivals inter-ethniques pour continuer d’un point de vie
inter-culturel. Ces traditions qui ont existé ici durant un millénaire et ont
disparu parce qu’un dictateur fou a eu besoin d’argent, je voudrais tout
simplement dire que j’espère garder dans le patrimoine les traditions et les
caractéristiques humaines des allemands de Roumanie.
Intervenant français :
Je
suis parfaitement cette discussion sur les responsabilités. Mais dans les villes, les décisions
d’urbanisme reviennent à la municipalité et ce sont ces décisions d’urbanisme
qui sont prises souvent en fonction d’intérêts immobiliers. C’est pour cela que
je dis que j’aurais aimé que des maires ou des gens de cette qualité soient
présents à un événement comme celui-ci, car justement, un événement comme
celui-ci dégage une certaine pédagogie qui permet de les alerter par rapport à
l’existence de ces problèmes. Je suis tout à fait d’accord qu’il ne faut pas
laisser tomber le pouvoir dans la rue ou au niveau des municipalités. Mais il
ne faut pas voir cela comme la perte de pouvoir de l’administration centrale,
qui peut avoir beaucoup plus de spécialistes capables d’intervenir. Le problème
est bien d’alerter les municipalités par rapport aux risques et les
sensibiliser à l’intérêt de défendre le patrimoine exceptionnel. Un dernier
point par rapport à ce que vous connaissez déjà ici. Il y a en France aussi des
régions riches et des régions pauvres. Nous sommes parfois amenés à dire : ce
n’est pas parce que votre région est moins riche que telle ou telle autre que
vous avez le droit de faire n’importe quoi avec votre paysage, avec votre
patrimoine, etc. Je souhaite à tous les Pays de L’Est qui nous rejoignent
maintenant au sein de la Grande Europe de méditer ce langage aussi et de ne pas
dire : nous n’avons pas le temps de préserver le patrimoine car nous avons des
urgences pour nous développer. Nous regrettons énormément en France, y compris
à Paris, d’avoir laissé se développer sans plan d’architecture et d’urbanisme
la destruction du paysage. Je vous le rappelle, c’est irréversible. Essayez
surtout, si on peut se permettre de vous donner un conseil, car nous sommes mal
placés, d’éviter ce langage et de tenir
compte du développement durable. Et ne pas raisonner à cinq ans mais à 25-50
ans Merci.
M. Andor Horvath :
Merci
à tous.
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